DOA
Gallimard
Série Noire

688 p.  21 €
ebook avec DRM 14,99 €
 
 
 

Apocalypse now en Afghanistan

Derrière ses photos mystère ou son pseudo (d’après le film “Dead on arrival”), DOA prévient : il préfère mettre ses livres en avant plutôt que se dévoiler. Cela tombe bien, il y a beaucoup à dire, et en bien, sur « Pukhtu », sixième roman de ce Lyonnais de 46 ans. Ne pas se fier au label : on est dans la Série noire, mais pas dans le polar. Les deux gangs qui se disputent ici un juteux trafic d’héroïne sont des soldats US et des talibans. Cette ambitieuse fresque de guerre et d’espionnage nous entrouvre les coulisses d’un conflit né du 11 septembre et impossible à conclure parce qu’aucun des belligérants n’y a intérêt. 
Dans cette zone entre Afghanistan et Pakistan survolée dans le film « Zero Dark Thirty » et la série « Homeland », DOA immerge des personnages cousins de ceux d »Apocalypse Now ». Des types sur un fil comme Fox, soldat des forces spéciales réglo, qui rêve de tout plaquer. D’autres en bout de course comme Voodoo et Ghost, piliers cupides et violents d’une société militaire privée. Autour d’eux défilent contrebandiers pachtounes et policiers corrompus, enfants poussés au martyre et femmes maltraitées par tous. Des salauds à tous les étages et un flot d’informations sur la guerre hight tech, sur les routes de la drogue ou sur les manigances du complexe militaro-industriel. Testostérone et géopolitique, un mélange addictif. Rendez-vous dans un an pour « Pukhtu Secundo »…

D’où vous vient l’idée de cette saga « Pukhtu » ?
DOA. C’est une suite à « Citoyens clandestins » (Grand prix de littérature policière 2007), mais pas dans une logique de personnages récurrents. Autour d’Amel ou Fox, deux des personnages que l’on retrouve, j’ai voulu développer une histoire plus ample. Le contexte de « Citoyens » était influencé par le 11 septembre et le 21 avril. Ici, ma réflexion est que la conséquence du 11 septembre, c’est l’invasion de l’Afghanistan. En creusant, je me suis passionné pour ces années charnière, 2008-2009, où la CIA passe de la torture aux drones, où les talibans reviennent dans l’Est, où la culture de l’opium explose. Je me suis momentanément spécialisé dans cette période. Quand j’aurai terminé « Pukhtu. Secundo », je passerai à autre chose.. 

Comment vous documentez-vous sur cette guerre ?
A 99%, ma documentation est disponible dans le domaine public. Mais pour l’exploiter, il faut beaucoup de recoupements. D’où ces sources que je remercie à la fin du livre, anonymes parce que soumises à la confidentialité. Auprès de ces gens-là, je trouve du vécu, de l’expérience, ce que l’on ressent dans tel cadre, telle situation. Ce sont des contacts cultivés sur la durée. Avec eux, je ne sais pas toujours ce que je cherche, mais j’emmagasine des détails.

Avez-vous été vous-même militaire ?
J’ai fait partie des dernières classes d’âge à faire leur service national. Après ma préparation militaire, je me suis retrouvé au 6e RPIMA de Mont-de-Marsan. On m’a proposé l’outre-mer, j’ai prolongé un peu. Ca s’arrrête là, je n’ai pas fait la guerre. C’est une chose trop sérieuse, il  faut la laisser aux professionnels. Mais j’ai vécu l’armée de l’intérieur, j’y ai gardé des contacts.

Vous reconstituez un Afghanistan très visuel. Comment faites-vous ?
Le fruit de mon imagination, mais pas seulement. L’armée américaine a installé internet dans toutes ses bases pour que les soldats puissent écrire, tweeter, poster, skyper… Elle leur a donné les outils pour rendre compte de ce qu’ils vivent. Quand on sait ce qu’on cherche, on trouve des témoignages, des photos, des vidéos… Ça demande du temps, mais tout cela existe. Merci internet, merci le Pentagone ! Ils en réalisent d’ailleurs les conséquences : quand Daech appelle au meurtre de soldats US en les nommant, c’est à partir d’infos trouvées sur les réseaux sociaux…

Certains de vos personnages existent ?
Certains personnages cités sont publics, comme le président Karzaï ou le chef taliban Haqqani. Les autres sont plus ou moins inspirés du réél. Le reporter Peter Dang ressemble à  un journaliste canadien qui vit là-bas, Mathieu Aikins. Je suis tombé sur ses articles en faisant des recherches sur un chef de la police des frontières afghane devenu ensuite gouverneur, qui contrôlait les trafics et exécutait ses prisonniers au lance-roquette.

Et les « paramilitaires », ces mercenaires américains employés par des sociétés privées ?
C’est un profil que j’ai l’habitude de fréquenter, américains, français ou autres. Les gars des forces spéciales ont un état d’esprit différent des autres militaires, plus soudés, plus proches. Et quand ils passent au privé, cela reste. Certaines affaires de trafic ont éclaboussé des sociétés comme Blackwater, Academi ou DynCorp. Le terreau est favorable : ces gens évoluent dans une tension extrême, dans un cadre d’autonomie et de secret, avec les mêmes avantages que les soldats, mais sans les obligations qu’impose la convention de Genève. En Afghanistan, les « paramilitaires » américains travaillent avec des clans qui font du trafic d’héroïne. Est-ce volontaire ? On n’en sait rien. La CIA  ferme, elle aussi, les yeux sur les trafics de certaines tribus qu’elle a intérêt à mettre de son côté…

Vous avez écrit ce livre pour montrer leurs dérives ?
Les thèmes sont très rééls, alimentés par une information qui l’est aussi, ce qui laisse penser que j’ai voulu dénoncer quelque chose. Mais mon livre n’a aucune dimension politique. Cette réalité n’est que la matière d’un exercice purement littéraire.

Message voulu ou pas, votre livre montre les effets terribles de la privatisation de la guerre…
Les sociétés qui emploient ces mercenaires sont cotées en Bourse et vont effectivement vouloir satisfaire leurs actionnaires, dont les objectifs ne coïncident pas forcément avec ceux de la diplomatie. Ce qui posera des problèmes…

Ecrire ces 1400 pages, c’est un plaisir ?
C’est une vraie discipline, très contraignante, mais il faut une envie et une motivation fortes. Sans plaisir, on arrête. A vrai dire, j’avais écrit une première version dans la douleur, ce n’était pas bon, trop laborieux, je l’ai jetée sans la montrer à personne. L’histoire est complexe mais là, elle était compliquée…

Vous êtes méthodique ?
Le génie fainéant, ça n’existe pas. Ma discipline, c’est d’écrire chaque jour deux à quatre pages et de corriger celles de la veille. Et j’essaie de travailler aux mêmes heures que tout le monde : écrire c’est s’isoler et si l’on vit en décalage, c’est foutu. Je me force juste à m’arrêter le samedi. Maintenant, si « Citoyens clandestins » était une ascension du Mont Blanc en cordée par temps clair, « Pukthu », c’est l’Everest par la face nord en tongs. Et encore, je suis à mi-parcours puisque le tome suivant est en cours d’écriture. Mais il y a des métiers plus compliqués et des gens plus malheureux que moi.

Vous vivez de vos livres ?
Non. Je travaille beaucoup pour la télévision. Mais vu  la manière dont fonctionne l’audiovisuel en France, avec l’attente des réponses, les décideurs qui changent, les projets interrompus, je préfère intervenir sur les scénarios des autres que produire les miens. C’est moins rémunérateur, mais aussi moins impliquant. Or, j’ai besoin de me concentrer sur mes romans.

Quels regard avez-vous pour l’armée ?
Un regard indulgent et tendre. J’y ai rencontré beaucoup de gens de qualité. Elle a longtemps souffert d’une mauvaise réputation, mais on ne peut pas éternellement lui reprocher le passé. Aujourd’hui, dans des conditions difficiles, elle a des unités qui font de belles choses, comme la libération de l’otage néerlandais au Mali. L’armée française a toujours été dans la débrouillardise, elle en a fait une force. Mais comme elle communique peu et mal, le public ne réalise pas toujours les enjeux de ses missions, ni les risques pris.

 Propos recueillis par Philippe Lemaire

 

 
 
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