Eka Kurniawan
Sabine Wespieser
septembre 2015
256 p.  21 €
 
 
 

« Être écrivain, c’est prendre des risques »

C’est la première fois qu’il vient en France. Pourtant notre pays ne lui est pas totalement inconnu : à 40 ans, le romancier Eka Kurniawan a déjà lu de nombreux auteurs français, des philosophes des Lumières à Michel Houellebecq. Lorsque je le rencontre, pour la sortie de son roman L’Homme-Tigre, dans les bureaux mansardés de la maison d’édition de Sabine Wespieser, il a eu le temps de visiter une partie du Louvre et a déambulé dans les rues de l’ancienne Lutèce. Un peu surpris par ce qu’il y a découvert, il saisit mieux désormais le pessimisme de Houllebecq. Tête chercheuse insatiable, Sabine Wespieser a déniché Eka Kurniawan par l’entremise d’un autre de ses auteurs, Tariq Ali. Elle a été séduite par la qualité d’écriture et « l’impeccable construction » de ce roman qui se lit comme un polar psychologique. Sa spécificité tient au fait que le meurtrier est connu dès la première page. Margio, un jeune homme réputé calme, a mordu sauvagement au cou Anwar Sadat, le laissant presque décapité. Quand on lui demande pourquoi il a tué cet homme, Margio explique que ce n’est pas lui mais un tigre blanc qu’il abrite à l’intérieur de lui depuis des années. Au-delà de son suspense et de ses qualités littéraires, ce livre est aussi une ouverture sur un pays et sa culture méconnue en France. Rencontre avec un écrivain modeste et non moins bourré de talents.

Eki Kurniawan, qui êtes-vous?
Je vis à Jakarta, ma langue maternelle est le soundanais (Java oriental) et j’ai appris l’indonésien à l’école primaire. L’Unesco décompte officiellement 500 langues dans notre pays, peut-être en existe-t-il encore davantage. (NDLR : le linguiste Claude Hagège en dénombre 657).

Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture ? Pramoedya ?
La lecture ! Adolescent, je ne connaissais pas Pram, d’ailleurs presque personne ne le connaissait en Indonésie, car il était interdit de publication sous la dictature de Soeharto. Je lisais surtout des histoires de fantômes, de la science-fiction. Dans ma famille, personne n’écrit. Mon père a enseigné l’anglais pendant trois ans puis a démissionné et il s’est lancé dans le commerce. J’ai donc découvert les autres formes de littérature pendant mes études. C’est en lisant, en secret, Anger de Pram que j’ai eu une révélation. Ce livre m’a bluffé et je me suis dit : « Je veux être un écrivain moi aussi !».

L’Homme-Tigre est construit comme un roman policier. Vous considérez-vous pour autant comme un auteur de polar ?
Non, je n’appartiens à aucun courant littéraire ni école de fiction précise. Je suis influencé autant par Gabriel Garcia Marquez que par d’autres écrivains.

L’Homme-Tigre raconte l’histoire d’un jeune homme, Margio, arrêté pour un meurtre particulièrement atroce et sanguinaire. Ce récit s’inspire-t-il d’un fait réel ?
Dans la mythologie indonésienne, le tigre est un peu différent de celui que j’ai mis en scène dans mon livre qui est blanc. En Indonésie, il existe en effet une croyance qui dit que les gens peuvent abriter en eux un tigre. La première fois que l’on m’en a parlé, j’étais étudiant. J’étais dans ma chambre et j’ai entendu un drôle de bruit dans celle de mon voisin, comme s’il se battait avec quelqu’un. Je suis allé toquer à sa porte et il m’a expliqué que c’était son tigre : il était sorti de lui et avait rugi. Il m’a dit cela naturellement, je n’ai pas contesté sa version.  

Le tigre blanc à l’intérieur de Margio était celui de son grand-père. C’est à la fois un animal familier, protecteur, mais c’est aussi incontrôlable et dangereux. Est-ce une métaphore de la colère ?
Le tigre est un symbole psychologique : il protège celui qui l’abrite et peut tuer les personnes qui mettent en danger son propriétaire. C’est le signe d’une colère qui explose. Dans le cas de Margio, son tigre blanc est à l’exact opposé du caractère du jeune homme.

Certains lecteurs ont pu voir dans la colère du tigre, un message politique. Est-ce exact ?
Chacun peut interpréter ce qu’il a envie de voir dans mon roman. Quand j’ai écrit ce roman, en 2004, Soeharto n’était plus au pouvoir depuis 1998. La colère du tigre peut être lue comme la révolte du peuple indonésien contre son dictateur même si ce n’était pas mon intention quand j’ai écrit mon roman. J’ai davantage voulu m’attacher à décrire le carcan familial et l’autoritarisme brutal du père de Margio. En ce sens, L’Homme-Tigre est un roman social et psychologique.

C’est aussi un très beau roman d’amour qui comporte des passages d’une grande sensualité. Est-ce compliqué de décrire des scènes d’amour physique dans un pays musulman ?
Non, d’abord parce que même si 80% de la population est musulmane (en grande majorité sunnite), nous avons une forte tradition de multiculturalisme avec le bouddhisme et l’hindouisme, particulièrement à Java. Ensuite, je ne pense pas que les plus conservateurs aient lu mon livre. Ils ne savent pas ce qu’il y a dedans !

On sent que les mots utilisés dans le livre sont importants. Il y a une certaine musicalité qui n’est pas le fruit du hasard. Comment avez-vous travaillé avec votre traducteur, Etienne Naveau, pour façonner cette langue en français ?
Toute traduction est une interprétation. Cependant, je fais toujours savoir à mes éditeurs que je suis à leur disposition en cas de doute. Etienne Naveau m’a demandé de l’orienter sur le ton, si j’étais plutôt dans l’ironie ou dans la poésie. Mon intention est souvent ironique. 

Selon vous, écrire est-il un acte politique ?
Oui, c’est toujours le cas, quelque que soit le pays. Etre écrivain c’est prendre des risques. En revanche, cela l’est beaucoup moins maintenant en Indonésie que sous la dictature de Soeharto. Le danger ne vient plus du gouvernement mais de groupuscules ultra-conservateurs, qui peuvent viser un auteur ou dénoncer un livre et demander des représailles.

Propos recueillis par Nathalie Six
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