Marie Darrieussecq
P.O.L
mars 2016
160 p.  6,30 €
ebook avec DRM 10,99 €
 
 
 

« J’ai voulu jouer le rôle d’une passeuse »

Méconnue en France, Paula Modersohn-Becker est pourtant considérée comme l’une des figures majeures de l’art moderne. Son œuvre, audacieuse, en avance sur son temps, a notamment révolutionné la manière de représenter la féminité, échappant à tout cliché. Née en 1876, morte en 1907 des suites d’un accouchement difficile, Paula Modersohn-Becker a fréquenté l’avant-garde artistique et littéraire de son époque, dont le poète Rainer Maria Rilke. « Etre ici est une splendeur » est la première biographie en langue française à lui être consacrée. Marie Darrieussecq a « rencontré » l’artiste en 2010, grâce à une publicité pour un colloque sur la maternité sur laquelle figure un nu allongé avec enfant. Dans ce livre, elle éclaire les différentes étapes de sa courte existence d’un regard littéraire, empli d’enthousiame et de bienveillance.

Pourquoi avez-vous eu envie ou besoin d’écrire cet essai ?
La force de ce tableau, pourtant minuscule sur la publicité, m’avait interpellée. J’ai ensuite eu l’occasion de me rendre à Brême, où j’ai découvert le musée dédié à Paula Modersohn-Becker  et compris l’ampleur de son œuvre, méconnue en France. En consultant l’importante documentation du musée, le projet d’une biographie a germé peu à peu, les idées se mettaient en place au fil des lettres, des photographies consultées… J’ai d’abord pensé traduire le « Journal » de Paula Modersohn-Becker, célèbre en Allemagne, mais, n’étant pas germanophone, l’idée d’un essai s’est ensuite naturellement imposée. Rilke, que je lis depuis plus de vingt ans, a également joué un rôle dans la genèse du projet : quand j’ai compris que son « Requiem pour une amie » était dédié à Paula, je me suis dit qu’il fallait que je me penche sur le travail de cette artiste.

De la même manière que Paula Modersohn-Becker projetait sa lumière, sa vision sur les êtres et les choses, vous avez projeté votre lumière d’écrivain sur cette artiste.
Avec cet ouvrage, je voulais jouer le rôle de passeuse, faire connaître l’œuvre de Paula Modersohn-Becker, reconnue en Allemagne, méconnue en France, et contribuer, en écrivain, à réparer cette injustice. Cette volonté rejoignait finalement mon métier de traductrice (ndlr : elle vient notamment de proposer une nouvelle traduction à « Un lieu à soi », de Virgina Woolf) mais au lieu de transmettre un texte, je donnais à voir le travail d’une artiste.

Vous êtes romancière. Pourquoi avoir écrit un essai et non une fiction ?
Je ne me sentais pas le droit d’imaginer, pas le droit d’inventer. La documentation dont je disposais était amplement suffisante pour n’avoir pas besoin de recourir à la fiction. Et même si le « Journal » de Paula Modersohn-Becker comprend des périodes d’absence, toutes pouvaient être comblées. Le collectif des amis de Paula Modersohn-Becker de Brême a été pour cela d’une aide très précieuse. Je n’avance rien qu’on ne sache déjà.

Vous êtes écrivaine, elle était peintre. Comment pense-t-on un geste esthétique qui n’est pas le sien ?
J’écris sur la peinture et pour différents magazines d’art depuis longtemps et ne me suis donc pas posé la question d’une quelconque légitimité. Et l’acte de peindre me fascine. Quand l’écrivain est rivé à sa table, immobile, le corps du peintre est lui occupé, engagé dans l’espace et dans le travail de la matière. Je regrette de ne pouvoir être occupée de cette manière. On dit d’ailleurs que les peintres ne sont jamais angoissés, alors qu’un écrivain face à sa page blanche…

Paula Modersohn-Becker a vécu à Paris, elle admirait notamment le travail de Gauguin, Cézanne, Rodin. Ce lien avec la France a-t-il eu une importance dans l’écriture de cet essai ?
Absolument, Paris a été un lien supplémentaire entre nous. La plupart des adresses où Paula a vécu pendant ses quelques séjours parisiens existent toujours, ses ateliers sont encore présents à Montparnasse. C’était formidable pour moi de pouvoir partir sur ses traces, de me représenter les lieux qu’elle avait fréquentés il y a plus d’un siècle !

Paris a donné au travail de Paula un nouveau souffle, une ouverture. L’exposition universelle de 1900 l’a beaucoup marquée. La ville lui donnait accès à un monde qu’elle ne connaissait pas, à des catégories sociales qu’elle n’aurait pu fréquenter à Worpswede. Et il n’y a qu’à Paris qu’elle pouvait trouver des modèles nus pour ses tableaux.

Dans sa représentation de l’enfance et dans ses autoportraits (elle est la première artiste à se peindre nue et enceinte), Paula Modersohn-Becker a révolutionné la manière de représenter les femmes. Sa vision des femmes entre-t-elle en résonance avec votre propre réflexion sur la féminité ?Dans l’œuvre de Paula Modersohn-Becker, le corps n’est pas représenté comme quelque chose d’utile, il n’est pas utilisable. Il n’est pas non plus le support d’une symbolique religieuse, ni un objet de fantasmes. Ni Madone, ni Olympia, sa vision des femmes n’est pas érotisée, mais voluptueuse, brute, parfois grave, honnête, et insiste sur la présence des êtres représentés. Sa vision m’a immédiatement convaincue. Son travail propose quelque chose de nouveau et échappe aux clichés véhiculés depuis toujours. Pour autant, il n’est pas le support d’un discours, Paula Modersohn-Becker ne parlant d’ailleurs presque jamais de sa peinture dans son « Journal ».

Jusqu’au 21 août, le public a la chance de pouvoir découvrir l’œuvre de Paula Modersohn-Becker dans une exposition au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, à laquelle vous avez collaboré. Comment cette collaboration a-t-elle débuté ?
L’idée d’une exposition s’est imposée à moi en même temps que la rédaction de l’essai. J’ai donc démarché le Musée d’Orsay, le Petit et le Grand Palais, qui n’étaient pas intéressés. Les responsables du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris ont en revanche été immédiatement conquis par l’idée, qui leur trottait dans la tête depuis quelques temps déjà. Nous nous sommes ensuite mises au travail avec Julia Garimorth, la commissaire de l’exposition, et j’ai eu beaucoup de plaisir à jouer le rôle de conseillère littéraire pour l’exposition. Nous y avons mis beaucoup d’énergie, et je pense que le public ne sera pas déçu.

Propos recueillis par Laëtitia Favro

 

 

 

 

 
 
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