©Patrice-Normand
 
 
Nina Bouraoui
JC Lattès
aoûtt 2018
256 p.  19 €
 
 
 

Quelle lectrice êtes-vous
Nina Bouraoui 
?

« Je me disais que mon homosexualité serait légitime
si je devenais écrivain »

Nina Bouraoui publie un roman très autobiographique, sur sa jeunesse parisienne bousculée par sa recherche d’identité. Lorsqu’elle passait ses soirées au Katmandou, une boîte réservée aux femmes, savait-elle que les clientes de ce lieu deviendraient un jour des personnages de romans ? Qu’elle y affûtait son sens de l’observation ? Probablement, car Nina Bouraoui n’a jamais voulu faire autre chose qu’écrire. Et lire bien sûr, deux plaisirs indissociables comme elle nous le montre dans cet entretien.

Lorsque vous étiez enfant, y avait-il des livres chez vous ?
Je suis née dans les livres. Ma mère en était ivre. Elle avait une passion pour Marguerite Duras et Simone de Beauvoir. Nous vivions en Algérie et je pense qu’elle s’ennuyait un peu, alors elle lisait de tout. J’en étais parfois jalouse, car c’était un temps qui ne m’était pas consacré. Mon nom, Bouraoui, signifie « raconter » en arabe. C’est une sorte de destin ! Ma mère était aussi la bibliothécaire du lycée français d’Alger. Et les élèves surnommaient Madame Bouraoui Madame Bovary !

Et vous, que lisiez-vous ?
Les romans pour enfants d’abord, comme « Oui oui et son grelot » ! Je découvre, à dix ans, « Le château des Carpathes » de Jules Verne. Puis Jack London, c’est mon côté un peu garçon. Et comme il n’y a aucune interdiction à la maison, je tombe sur « Histoire d’O » dans la bibliothèque, alors que je n’ai pas dix ans. Je n’y comprends rien ! Plus tard, au lycée, j’adorerai « Poil de carotte » de Jules Renard, ce petit garçon m’émeut beaucoup, je le trouve très fragile. Puis l’histoire épouvantable de « Vipère au poing » d’Hervé Bazin.

Quand naît l’idée de, peut-être, devenir écrivain ? 
Je le sais à huit ans. Je vois mon père, haut fonctionnaire au FMI, écrire ses discours, et je pense que seuls les hommes peuvent écrire. Mais le samedi, ma mère m’installe un faux bureau dans l’appartement, je prends une rame de papier et je commence à griffonner. Si je suis un cancre dans toutes les matières, timide, sauvage, souffrant d’un problème d’identité, j’excelle en français et les professeurs vont jouer un rôle important, en acceptant mes dissertations de trente pages et en m’encourageant.    

A l’adolescence, que lisez-vous ? 
Zola, c’est noir et j’adore. Je crois que mon titre préféré est « L’Assomoir ». Puis Marguerite Duras qui me permet de comprendre la musicalité de la langue. A l’oral du bac français, je suis interrogée sur « Moderato cantabile » dont je connais les premières pages par cœur et j’ai 17. Ce livre est un chef-d’œuvre, et merveilleusement adapté au cinéma par Peter Brook avec Jean-Paul Belmondo et Jeanne Moreau. Mon orientation sexuelle va me pousser à dévorer les Claudine de Colette. Cette jeune héroïne devient, pour moi, une amie. Et puis je découvre ce livre magnifique, « Un puits de solitude » de Radclyffe Hall, une Anglaise du début du 20e siècle, dans lequel l’héroïne tombe amoureuse d’une femme qui part à la guerre. Je sens une famille, des gens qui me ressemblent. Et un jour ma mère m’offre son exemplaire de « Bonjour Tristesse » de Françoise Sagan, et je me dis : « on peut être jeune et écrire, on peut être jeune et être publiée ». Je suis hallucinée par cette liberté, par la transgression, le danger, la fausse légèreté qui se dégagent de ce roman. Il y a le désenchantement et l’enchantement de l’adolescence. A l’époque, je ne sais pas encore qu’elle est homosexuelle. Quand je l’apprendrai, elle deviendra, plus encore, une icône.

A quatorze ans, vous quittez l’Algérie pour la France. Qu’est-ce cela change pour vous ?
Je me sens d’abord très triste de quitter ce que je considère comme mon pays. Mon père est algérien, ma mère française, et si elle adore l’Algérie, elle commence à avoir peur et craint que la tension, que l’on sent chaque jour davantage, se termine en bain de sang. Donc nous déménageons à Paris. Je me réapproprie ma nationalité française. Je fais ma rentrée dans un collège pas terrible, mais j’ai une prof de français formidable. Après quelques années à Zurich et dans les émirats, où mon père a trouvé un nouveau poste, je rentre à Paris et je deviens boulimique de lectures. Je fais des études de philosophe et je veux combler mes lacunes avec Dante, Saint Augustin, Saint-Thomas d’Aquin. Parallèlement, je mène une vie souterraine, je sors au Katmandou, dans des clubs de femmes. J’éprouve mon premier chagrin d’amour, je ne m’en remets pas. Pour prouver à cette femme qui m’a quittée qu’il faut m’aimer, je me dis que je vais publier un livre. Et que mon homosexualité sera légitime si je deviens écrivain.

Vous évoluez pourtant dans un milieu ouvert, avec des parents très compréhensifs. 
Oui, mais regardez comme la haine s’est libérée, aujourd’hui encore, avec les manifestations contre le mariage pour tous. Il faut que je continue à écrire là-dessus. Il faut que l’on comprenne qu’il y a une enfance homosexuelle, que ce n’est pas une perversion d’adulte. C’est une identité.  

Vous publiez votre premier roman en 1991.
J’ai 24 ans et il s’intitule « La voyeuse interdite ». Il n’a rien à voir avec le milieu homosexuel, mais il y a une forme de violence dans ce texte. Il remporte le prix du livre Inter. A côté je commence à écrire des chansons, pour Céline Dion notamment. «Immensité » est devenue un standard.

Lisez-vous lorsque vous écrivez ?
Moi qui suis une lectrice boulimique, je me transforme alors en lectrice silencieuse, par peur d’être écrasée, et préfère les grands classiques. J’essaye d’être bombardée par leur intelligence !

Et lorsque vous n’écrivez pas, regardez-vous ce que font vos contemporains ? 
Bien sûr. Quand Emmanuel Carrère sort un livre, je me précipite. Quand Delphine de Vigan sort un livre, je me précipite. Je suis Karine Tuil depuis longtemps. Annie Ernaux est ma reine. Mais mon maître reste Hervé Guibert. Je suis folle amoureuse de son écriture, de l’homme. J’ai tout lu de lui. C’est un ami que je vais consulter, même si je ne l’ai jamais rencontré. Lorsque Pascal Quignard, mon éditeur chez Gallimard, est parti pour se consacrer à l’écriture, on m’en a présenté un autre. J’avais 25 ans et il m’a dit : « le prix Inter, ce n’était que de la chance. Il ne faut pas écrire comme ça. » En quelques phrases, il a brisé cet élan magnifique, et pendant trois ans je n’ai plus écrit une ligne. Je passais mes journée à la piscine ou à confectionner des tartes aux poires ! Et puis j’ai rencontré Jean-Marc Roberts. Il m’a redonné confiance. Nous avons publié douze romans tous les deux, et nous avons remporté le prix Renaudot tous les deux. Mais dans ces moments de grande solitude, Hervé Guibert a lui aussi contribué à me redonner le goût d’écrire. Lorque je suis en panne, je consulte « Le mausolée des amants », son journal tenu entre 1976 et 1991, dans lequel il parle  d’écriture, de sa maladie, de ses amants. Il est mon guide, mon tuteur.

COMMENT LISEZ-VOUS ?

Papier ou tablette ?
Papier pour la sensualité. Le livre est aussi un objet, c’est même le dernier objet culturel dans une maison.

Marque-pages ou pages cornées ?
Pages cornées, sur-cornées même !

Debout, assise ou couchée ?
Couchée, toujours sur mon lit ou sur mon canapé.

Jamais sans mon livre ?

J’ai effectivement toujours un livre sur moi, en vacances, dans le bus, dans le train, en voiture.

Un ou plusieurs à la fois ?
Plusieurs. Sauf lorsque je tombe sur un ouvrage comme « Le lambeau » de Philippe Lançon.

La langue est tellement sublime, que je ne peux pas lire autre chose en même temps.

Combien de pages avant d’abandonner ?
J’abandonne rarement, car je choisis mes livres.

CINQ INCONTOURNABLES

« Le Lambeau » de Philippe Lançon

« Mars » de Fritz Zorn

« A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie » de Hervé Guibert

« Passion simple » d’Annie Ernaux

« Madame Bovary » de Gustave Flaubert

Propos recueillis par Pascale Frey
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