Elisabeth Badinter
Le Livre de Poche

400 p.  7,70 €
 
 
 

RENCONTRE AVEC ELISABETH BADINTER

« On va arriver très vite à l’égalité »

Elisabeth Badinter se passionne depuis toujours pour le 18e siècle, une époque qui lui fournit quelques clés pour mieux comprendre notre monde. Mais la philosophe s’intéresse aussi à la condition des femmes. Pas étonnant dès lors que la reine Marie-Thérèse d’Autriche (1717-1780) lui ait donné envie de passer quelques années en sa compagnie. Elle en brosse un portrait palpitant, et en tire une analyse sur le pouvoir au féminin. Rencontre avec une grande dame qui n’arrête jamais de se poser des questions…

Comment avez-vous « rencontré » Marie-Thérèse d’Autriche ?
Grâce à sa belle-fille, Isabelle de Bourbon-Parme, qui était la femme de son fils Joseph. Il y a huit ans, j’ai édité une correspondance entre Isabelle et sa belle-sœur (« Je meurs d’amour pour toi… », Livre de poche), dont elle était très amoureuse. Et dans ces lettres, elle parlait de sa belle-mère avec une telle acuité, une telle intelligence, une telle complicité que j’ai voulu pousser mes recherches plus loin. De Marie-Thérèse, nous ne savions pas grand chose : qu’elle avait eu beaucoup d’enfants, qu’elle avait dirigé d’une main ferme l’empire autrichien, mais comme Condorcet ou Madame du Châtelet, elle était oubliée de nos contemporains. 

Votre livre est titré « Le pouvoir au féminin ». En quoi est-il différent du pouvoir en général ?
Je me suis demandé comment Marie-Thérèse, qui était épouse, mère de seize enfants et souveraine, réussissait à gérer à la fois sa vie de femme et son empire. Elle manifestait une forme de virilité, de courage tout en utilisant sa féminité comme personne. Ainsi elle a su susciter l’émotion et même les larmes pour convaincre les Hongrois de lui venir en aide contre le redoutable Frédéric II. Elle faisait de sa supposée faiblesse une force. C’est ce que j’appelle le judo politique.

Mais son talon d’Achille, ce fut son mari François-Etienne de Lorraine, dont elle se préoccupait beaucoup. Et qui fut sa vraie faiblesse, non ?
Elle se sentait coupable, parce que son père, l’empereur Charles VI, l’avait dépouillé de sa Lorraine sans le prévenir. Elle voulait réparer cela. Mais c’est vrai qu’il souffrait d’une réputation épouvantable, qu’elle a pris, à cause de lui, de mauvaises décisions pour son pays… et que l’inverse aurait été impensable. Les femmes marchaient deux pas derrière leur souverain de mari, et leur tâche principale était de réussir à leur donner des fils.

Comment avez-vous mené vos recherches ?
A la biographie, qui la suivrait pas à pas, jour après jour, je préférais écrire un portrait. J’ai essayé de rentrer à l’intérieur de sa psyché. Il fallait pour cela deux conditions. Que je trouve des lettres de Marie-Thérèse dans lesquelles elle se dévoilerait. Et qu’elles soient écrites en français. J’ai disposé de 22.000 lettres la concernant, j’ai poursuivi mes recherches pendant six ans, suis allée en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Slovaquie et en République tchèque. Cette correspondance oscille tout le temps entre le public et le privé, le masculin et le féminin, et elle est une des premières à se préoccuper de sa communication : « je suis une bonne mère pour mes enfants, mais aussi une bonne mère pour mon peuple » ! Elle a fait de la maternité le modèle de sa politique. Aujourd’hui encore, elle est considérée comme la mère tutélaire du pays.

Ce qui est incroyable, c’est à quel point les choses ont peu changé depuis le 18e siècle.
Aujourd’hui, les femmes continuent à assurer près de 80% du secteur familial et l’activité paternelle reste proche de celle du 18e siècle. Les hommes ont des ailes pour faire carrière, alors que les femmes portent une tonne sur leur dos. Mais on ne peut pas aller beaucoup plus vite, car ces changements touchent à l’identité masculine millénaire, à l’identité psychologique. Cela dit, tout cela a davantage évolué durant ces quarante dernières années qu’en trois siècles.

Mais le pouvoir au féminin n’est toujours pas une réalité.
Je ne suis pas d’accord. Regardez Angela Merkel, qui est la patronne de l’Europe, ou Theresa May en Angleterre. On va arriver très vite à l’égalité, et non pas la parité, même si toutes les femmes politiques se plaignent de la misogynie de ce milieu.

Pourquoi vous sentez-vous si bien dans le 18e siècle ?
Je l’ai découvert lorsque j’étais à l’Université, à travers les textes de Rousseau. Ils m’ont enthousiasmée, et effectivement c’est là que je me sens bien, dans cette modernité, dans cette rhétorique à l’aube des grands changements. J’ai éprouvé un coup de cœur littéraire d’abord pour cette légèreté du style, cette magnifique façon de s’exprimer des Lumières. Puis, ensuite, j’y ai trouvé des réponses pour penser les problèmes d’aujourd’hui, avant que le 19siècle ne se charge de remettre les femmes au couvent ou de les renvoyer à la maison.

Savez-vous déjà quel sera votre prochain livre ?
J’ai l’habitude d’alterner les ouvrages sur le 18e, et des essais sur des problèmes contemporains, des sujets peu abordés qui provoquent des polémiques. Et les polémiques, c’est fatigant ! Alors j’ignore encore quel sera mon prochain livre, mais il y a une chose dont je suis certaine, c’est que je n’en ai pas terminé avec Marie-Thérèse.

Propos recueillis par Pascale Frey

 
 
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