Mémoires d'un bon à rien
Gary Shteyngart

traduit de l'anglais par Stéphane Roques
Points

475 p.  8,10 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

A qui perd, gagne

Ne vous fiez pas à la première page de ce livre où l’on voit la photo d’un jeune garçon bien sage plongé dans sa lecture. Découpées en 25 chapitres qui s’ouvrent sur une photo en noir et blanc, ces mémoires de l’auteur juif américain d’origine russe Gary Shteyngart sont celles d’une garçon agité qui, quelques années plus tard, sera surnommé pour ses exploits narcotiques, alcooliques et sexuels, « Gary le fou ». Mais qui, en 2010, fera aussi partie de la prestigieuse liste du « New Yorker » des vingt jeunes écrivains les plus prometteurs. Paradoxalement, ce récit très échevelé se termine dans l’apaisement des derniers mots du Kaddish (prière des endeuillés), traduits en quatre langues : hébreu, araméen, anglais et russe : « Disons, amen ». Ces mots sont assortis d’une très belle photo des parents de l’auteur à qui il dédie ce livre en début d’ouvrage : « À mes parents – Le voyage ne finit jamais ». La boucle est bouclée. Ce livre est en fait un cadeau à leur mémoire même s’ils sont toujours de ce monde. Par cette prière aux morts, Gary Shteyngart semble les tuer, mais ce n’est que symbolique. Comme on tue le père ou la mère en psychanalyse. Ce texte est une véritable ode à leur vie, celle qu’ils ont eue à cheval entre plusieurs cultures, en dépit de tous ces disparus qu’ils ont laissés derrière eux dans les sombres failles de l’histoire de la Russie et que Gary Shteyngart fait revivre au fil des pages « jusqu’à la tombe ».

Dans un style relevé voire très pimenté, il rend le plus vibrant et le plus aimant des hommages à ce père et à cette mère qui pensaient qu’écrivain ne pouvait être un métier pour leur fils. Alors que ce dernier est devenu l’un des plus brillants auteurs de sa génération, doublé d’un chic type comme il se qualifie lui même dans les remerciements. Tout au long de ces pages, on ressent qu’il est quelqu’un de bien, avant qu’il ne le déclare. Son autodérision, son comique de répétition sur les sujets les plus délicats sont la preuve d’une bonne et belle nature d’homme qui ne se prend jamais au sérieux.

De son enfance à Leningrad entre un père ingénieur assez frustre, aussi drôle que dépressif, et une mère, professeur de piano aux ambitions étouffées, jusqu’à son arrivée dans le Queens en 1979 puis ses études dans l’Ohio, nous suivons le parcours du génial petit Igor Shteyngart, enfant émmigré, chétif – asmathique et sujet aux crises de panique- à la découverte du monde libre, qu’il fera sous le prénom de Gary. « Venir en Amérique après avoir passé son enfance en Union soviétique, c’est un peu comme tomber d’une falaise monochrome dans une piscine en pur Technicolor ». Il nous révèle, faux pas après faux pas, comment un avenir prometteur s’est dessiné pour lui, et nous emporte de son irrésistible sens du tragi-comique avec cet humour si singulier « dernier refuge du juif assiégé, surtout quand il échoue parmi les siens ». Celui que ses parents surnommaient « Ratiouchka » petit raté, bon à rien en russe, se pensait condamné dans tout ce qu’il entreprenait. Heureusement, en s’évertuant à devenir le contraire de ce pour quoi il a été élevé par les siens, il a trouvé le bon chemin. Même si ce dernier n’a pas toujours été très droit, loin de là. «  Les pires mensonges qu’on nous débite au cours de notre enfance sont ceux qui nous protègent le mieux ».

Ce qui marque le plus chez Gary Shteyngart, c’est son incroyable sincérité qui transpire littéralement à chaque page. Aucune complaisance, tant vis à vis de lui même que de ses proches. « Celui qui dit la vérité selon son cœur, ne chancelle jamais » nous dit la Thora. Il nous offre aussi de très beaux passages sur son entrée en littérature avec pour bon génie, l’auteur américain d’origine coréenne Chang Rae Lee qui lui confiera une précieuse réflexion que chaque écrivain pourrait faire sienne : « J’ai pris conscience que le rêve de ma vie heurtait de plein fouet ma réalité ». S’il admet en looser assumé, ne rien savoir faire dans la vie, Gary Shtheyngart avoue que les mots viennent à lui « comme des soldats au son du clairon » et que l’écriture lui fait l’effet de marcher sur l’eau. Ce que nous ressentons tant il nous livre avec une spectaculaire facilité tout un foisonnement d’images, de pensées, de traits d’esprit qui nous percutent, nous émeuvent, nous font rire et surtout nous font beaucoup de bien. Car nous ne mesurons jamais assez toutes les ressources d’un échec splendide. Ce récit d’un perdant magnifique en est l’éblouissante démonstration.

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