Le Brigand bien-aimé
Eudora Welty

traduit par Sophie Mayoux
Points
février 2014
144 p.  7,20 €
 
 
 
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coup de coeur

Il était une fois le Mississippi.

Eudora Welty (1909-2001), écrivain et photographe renommée du Sud des Etats-Unis, est repérée après la parution du « Brigand bien-aimé », en 1942, par William Faulkner. Pour façonner ce petit bijou de fantaisie littéraire, Eudora Welty a puisé une part de son inspiration chez les frères Grimm en y rajoutant un soupçon de réalisme prosaïque qui donne à son histoire un tour insolite, insolent et drôle.

Alors qu’il revient d’un voyage d’affaires, Clément Musgrove, planteur de tabac « innocent », rencontre dans une auberge Jamie Lockart, un bandit de grand chemin qu’il prend pour un gentilhomme, et à qui il confie son histoire : des années plus tôt, sa famille a été enlevée et en partie massacrée par des Indiens sur la piste de Natchez, dans le Mississippi, alors qu’elle se rendait sur des terres plus fertiles. L’ambition qui le guidait a été punie doublement puisqu’après ce malheur, il a épousé en secondes noces Salomé, une femme « laide comme la nuit », cupide, vile et jalouse, qui, en marâtre digne de ce nom, ne cesse de tyranniser sa belle-fille Rosamonde, « belle comme le jour », menteuse invétérée et écervelée. Voici le départ un peu biaisé de l’histoire qui ne cessera de prendre des chemins de traverse à mesure que l’on s’y enfonce. Le nœud en est la disparition de la jeune fille, qui suscite le désespoir de son père et satisfait la méchanceté de sa belle-mère, comme il se doit. Mais par un hasard merveilleux, le chef des brigands est conquis par sa victime et lui promet « une vie de conte de fées » qui durera à la seule condition qu’elle ne cherchera jamais à voir son visage, qu’il camoufle sous une épaisse couche de baies écrasées. Mais la curiosité en de pareils cas est toujours attisée, et ce qui devait arriver…
De quiproquos en rebondissements, l’histoire caracole, les voleurs sont dupés, les jeunes filles perdues, assommées et égarées, et il faudra encore une fois l’intervention des Indiens vengeurs pour rétablir un ordre imposant le destin de chacun. La déformation du conte traditionnel est déroutante et réjouissante à la fois : l’amour s’exprime sur le mode de la brutalité, la bonté paternelle est aveugle, la forêt ne protège pas, elle est le lieu de l’inculture. Dans ce roman on trouve aussi pêle-mêle un corbeau radoteur, une tête tranchée toujours vivante, un médaillon sage mais inutile, des butins hétéroclites mêlant indifféremment scalps et argenterie. Les berges du Mississippi sont le théâtre d’une tragi-comédie où les renversements de situation ne laissent pas les derniers mots à la justice ni à la morale : les temps changent, les marchands et les planteurs sont les nouveaux bandits qui s’approprient les terres amérindiennes sans vergogne. Et c’est dans un monde déchu et sens dessus dessous que les pionniers d’Amérique doivent trouver leur place et leur identité.

Le lecteur est bringuebalé dans ce conte cruel aux mille reflets, marqué à la fois par l’irrationnel et le pragmatisme. La fée Welty ne nous dit pas si « tout est bien qui finit bien », mais, au fond, tout avait-il si bien commencé ?

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