La guerre est une ruse
Frédéric Paulin

Folio
septembre 2018
380 p.  8,50 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

L’espionnage à la française

Les romans d’espionnage à la française se font rares. Raison suffisante pour qu’on ait envie d’y regarder de près quand il en arrive un. Si, en prime, l’auteur défriche un sujet méconnu, l’intérêt redouble. Et s’il développe une théorie renversante, alors on se sent prêt à le suivre au bout du monde. Frédéric Paulin ne nous entraîne pas aussi loin, juste au Maghreb. Mais l’argument de « La guerre est une ruse », dixième titre de sa bibliographie très éclectique, suffit à ferrer tout lecteur un peu curieux.

Le livre nous ramène à une période récente, tragique, où Français et Algériens vont comprendre que leurs histoires respectives restent plus imbriquées que jamais. A l’aube des années 90, les généraux d’Alger viennent d’annuler les élections générales et répriment les islamistes qui les ont gagnées. Sur place, un agent des services français de renseignement, toléré par ses homologues locaux, découvre le jeu trouble auquel ceux-ci se livrent. Répression en façade, infiltration en sous-main.

Certains combattants islamistes sont lâchés dans la nature, tenus en laisse. Un haut gradé algérien les fait chanter pour qu’ils espionnent les maquis. Avec l’accord tacite de ses chefs, il pousse la manipulation toujours plus loin. Son calcul : semer la terreur pour que l’armée apparaisse comme l’unique recours possible face aux terroristes. Jusqu’à inspirer des massacres d’Algériens innocents, jusqu’à exporter la peur de l’autre côté de la Méditerranée.

Une théorie du complot qui semble folle… Mais que l’auteur rend plausible en tissant son récit fictif sur un canevas de réalité. Ses personnages imaginaires en croisent d’autres qui ont existé. Sur le papier, ses espions français sont de la même chair que les héros du « Bureau des légendes », la série de Canal+. Leur quête de vérités dérangeantes se heurte à une diplomatie parallèle pilotée depuis Paris par un certain… Pasqua. Et leur flair les met sur la piste de jeunes tueurs qui sortent de la clandestinité pour ensanglanter Paris.

Troublant mélange. D’autant qu’il respecte tous les codes du genre. Sans cesse au bord du craquage, l’agent de la DGSE Tedj Benlazar est déchiré entre ses racines françaises et algériennes, torturé par l’absence de sa famille, méfiant envers tous ceux qu’il approche, officiels comme anonymes. Il se donne des objectifs chimériques, compte sur des soutiens sans grands moyens, lutte sur tous les fronts sans arrière-garde.

Autour de lui, les personnages secondaires, à Alger ou à Paris, dans les ministères ou la clandestinité, prennent corps avec une précision documentaire. L’intrigue démarre fort et va crescendo, jusqu’aux prémices de l’attentat à la station Saint-Michel du RER. On se sépare alors de Tedj à regret, impatient de le retrouver dans cette trilogie fascinante et macabre qui dissèque le terrorisme d’hier pour mieux éclairer celui d’aujourd’hui.

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coup de coeur nuit blanche

Politique du tumulte

Frédéric Paulin entreprend avec ce roman de déconstruire la montée d’un djihadisme à portée international. Il devrait le faire en trois tomes, cette ruse guerrière n’en étant que le premier volet.

Frédéric Paulin démarre son récit en Algérie, en 1992 pour l’achever, en ce qui concerne ce premier tome, en 1995 avec les attentats de Saint-Michel à Paris. Entre ces deux périodes, le lecteur est plongé dans l’Algérie des militaires qui tentent par tous les moyens de légitimer leur régime de terreur, autant sur leur sol national que vis-à-vis des puissances étrangères au premier rang desquelles la France de Mitterrand de la cohabitation avec Pasqua et Chirac.

L’auteur défend bec et ongle la théorie qui avance que le GIA algérien n’est en fait que la création du pouvoir en place qui provoque une situation de crise extrême pour justifier ses propres agissements : la politique du tumulte… celle de la terreur par et pour le terrorisme… Dans le récit de Frédéric Paulin, la créature finit, tel Frankenstein, par échapper à son créateur. Et surtout par s’exporter à l’international pour venir frapper le sol français, en signe précurseur de ce que seront les années 2000 pour le terrorisme. Certes, on peut toujours dire que c’est facile de mettre en relief les événements du passé au regard de ce qui est advenu ensuite, encore faut-il le faire avec intelligence et sans manichéisme.

Outre le fait de mettre en perspective les événements algériens du début des années 1990 au regard des attentats de Saint-Michel puis du World Trade Center qu’on voit en filigrane derrière cette histoire, le morceau de bravoure de Frédéric Paulin est de le faire à travers des personnages forts, humains, mêlant petite et grande histoire dans un tourbillon narratif sans faille.

On trouve les frères Bougachiche : l’un est prisonnier du pouvoir militaire pour suspicion de terrorisme, l’autre est militaire et combat les terroristes. Ils sont tous deux manipulés de main de maître par un des hommes forts du régime algérien.
On trouve Gh’zala Boutefnouchet : la fiancée du frère Bougachiche qui fricote du côté des terroristes. Elle est le symbole des déracinés algériens qui ne sont plus chez eux en Algérie et qui ne trouveront jamais leur place en France. Le fait qu’elle soit une femme dans un pays islamique renforce son déracinement et complique sa tâche consistant à essayer de trouver une place que personne n’a prévue pour les personnes de son « genre ».
On trouve Tedj Benlazar : homme des services secrets français en poste en Algérie, l’un des seuls avec son « chef », Bellevue, à percevoir ce qui se passe en Algérie et les potentielles implications dramatiques sur le sol algérien et à l’étranger. Perpétuellement sur la brèche, les fêlures de Tedj Benlazar font de lui un être sur la corde raide, à part dans cette histoire et dont les fantômes du passé influencent ses actes en Algérie.
On trouve Bellevue et Gombert : deux facettes des services secrets français en Algérie. L’un visionnaire et qui essaie d’anticiper les agissement sous-terrains du régime en place et l’autre plus terre-à-terre qui se soumet à la vision française de la situation algérienne et qui plaque une vision purement métropolitaine d’un problème étranger. C’est là qu’achoppe la gestion de ce dossier par le gouvernement français : tenter d’analyser une situation algérienne (ce serait valable quel que soit le pays) avec un point de vue français !

Chez Frédéric Paulin, politique, religion et guerre sont intimement liées et tout est rendu tellement tragiquement clair et limpide pour un lecteur qui découvrirait tous ces tenants et aboutissements. Je ne sais pas combien de fois on croise les sigles de la DGSE, du FIS, du GIA ou de la DRS, je ne sais pas combien de fois on croise chaque personnage, et pourtant on ne se perd jamais au milieu de tous les fils narratifs tirés par l’auteur. Ce n’était pas une mince affaire au départ.

Bref, foncez ! Et vivement la suite !

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