critique de "Archive des enfants perdus", dernier livre de Valeria Luiselli - onlalu
   
 
 
 
 

Archive des enfants perdus
Valeria Luiselli

traduit de l'anglais par Nicolas Richard
L'Olivier
août 2019
278 p.  24 €
ebook avec DRM 16,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Sur la route

Ils sont partis de New York à bord de leur break Volvo noir : les parents, documentaristes sonores, et leurs enfants issus d’unions précédentes, une fillette de cinq ans et un garçon de dix ans. La mère prépare un reportage pour la radio sur les mineurs réfugiés retenus au Texas à la frontière mexicaine, véritable tragédie humanitaire, tandis que le père projette de recueillir des traces sonores des derniers Apaches tués dans les montagnes d’Arizona, en vue d’un travail de mémoire historique sur la fondation du pays. Leur couple est en bout de course ; au terme de quatre ans de vie commune, les trajectoires de la narratrice et de son mari divergent, et tous deux ont conscience que ce voyage est le dernier qu’ils entreprennent ensemble. Dans le coffre, des boîtes renferment les affaires intimes de chacun des passagers : livres, carnets de notes, enregistrements, listes, etc.

Au fil des kilomètres, ils traversent Dixie, ce sud traditionnel et conservateur, s’arrêtent le soir dans des motels et des diners. La voiture devient leur maison avec son rythme et son langage, des jeux, de la musique, des livres audio, les histoires du père sur les Indiens et de la mère sur des enfants migrants en danger, les nouvelles de l’extérieur leur parvenant par la radio. Les enfants écoutent, imaginatifs, et entendent jouer un rôle dans cette aventure, pendant que leurs parents tentent de capter sur le vif des bribes d’histoire passée ou actuelle, mais toujours cruelle. Ce road trip à la rencontre des rêveurs du nord rappelle une tradition littéraire bien américaine, mais ici le changement d’horizon contient le danger de la disparition, de l’effacement. Voilà bien le but du voyage : garder une trace de ce qui a lieu pour la transmettre. Alternance de narrateurs, digressions, photographies, références littéraires, roman dans le roman, le livre de Valeria Luiselli est original et protéiforme, documenté et sensible, sans jamais égarer son lecteur. L’écriture est juste ; la narration riche et dynamique rend aussi bien compte des fissures d’une Amérique qui se barricade que de l’intimité d’une famille en voie de désintégration. Du grand art.

 

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coup de coeur

« Archives des temps perdus » de Valeria Luiselli
est le coup de coeur de la librairie Millepages à Vincennes
dans le q u o i  l i r e ? #84

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 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

« Mais pourquoi les Apaches, papa ? Parce que. Parce que quoi ? Parce qu’ils ont été les derniers de quelque chose. »

C’est l’histoire d’une famille, de nos jours, aux États-Unis. La mère avait une petite fille, le père un petit garçon, ils forment tous les quatre une famille. Un beau jour, le père a décidé qu’ils quittaient New-York pour s’établir en Apacheria. Le lendemain des dix ans du petit garçon les voilà tous les quatre sur la route.
« Je me rappelle avoir lu Kerouac quand j’avais vingt et quelques années, à l’époque où je sortais avec un libraire. Il était fan de Kerouac et m’avait offert tous ses livres, l’un après l’autre. Je les lisais comme si j’étais obligée de finir un interminable bol de soupe tiède. »
C’est le projet du père, et le sien seul.
« Ce qui se passe lorsqu’on habite avec une personne, c’est que même si on la voit tous les jours et qu’on peut anticiper toutes ses répliques dans une conversation, même quand on peut lire derrière ses actions et estimer de manière assez précise ses réactions selon les circonstances, même quand on est sûr que pas un seul repli de cette personne ne reste inexploré, même dans ces conditions, un beau jour, l’autre peut soudain devenir un inconnu. »
C’est l’histoire d’un voyage, nourri de rancoeurs et d’incompréhension, c’est la fin d’un amour et c’est un déchirement annoncé, la séparation d’un frère et d’une soeur, c’est l’histoire de deux passionnés qui nous font découvrir le monde de la documentation, « tariste » et « thécaire », c’est l’histoire d’enfants qui « cherchent à échapper à leur cauchemar quotidien » en tentant de rejoindre quelqu’un aux États-Unis et dont on retrouve les corps, morts d’hyperthermie dans les plaines d’Arizona, c’est l’histoire d’une mère qui plante des graines un peu trop conceptuelles dans la tête d’enfants qui prennent trop au premier degré, c’est une histoire incroyable racontée de manière inouïe. C’est évidemment impossible d’en parler correctement, ça m’est impossible à moi en tous les cas, tant j’ai été bouleversée par ce roman.
« Peut-être en raison de son prénom étrange, Emmet, j’ai toujours cru que c’était une femme, jusqu’à ce que j’apprenne que c’était un homme. Cela ne m’a pas empêchée de continuer à l’apprécier, mais peut-être pas autant. »
À la fois éminemment concret (chacun a sa ou ses boites et y collecte ses propres données) et profondément lyrique, ce roman possède une étrangeté qui plaît ou déplaît, il n’y a pas de juste milieu. Original aussi bien dans sa forme que sur le fond, il a exercé tout au long de ma lecture une profonde fascination qui ne s’est jamais démentie.
« Toutefois, je ne suis plus certaine de savoir ce que signifie « plus tard ». Quelque chose a changé dans le monde. Il n’y a pas si longtemps, il a changé et nous le savons. Nous ne savons pas encore comment l’expliquer, mais je pense que nous pouvons tous le sentir, quelque part au fond de nos entrailles et de nos circuits cérébraux. Nous ressentons le temps différemment. Personne n’a été tout à fait capable de capturer ce qui est en train de se passer ni d’expliquer pourquoi. Peut-être est-ce simplement que nous sentons une absence d’avenir, parce que le présent est devenu trop envahissant, et donc l’avenir inimaginable. Et sans avenir, le temps n’est vécu que comme une accumulation. »
C’est aussi un roman intensément triste, il faut être prêt à y faire face.
Un grand choc de lecture !

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