Comme deux soeurs
Rachel Shalita

traduit de l'hébreu par Gilles Rozier
éditions de l'Antilope

352 p.  22,50 €
ebook avec DRM 7,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Bienvenue à l’Antilope

C’est toujours un plaisir de saluer la naissance d’une nouvelle maison d’édition. Cela signifie l’accueil de nouveaux auteurs, un espoir, une fenêtre ouverte sur l’avenir du livre. Gilles Rozier et Anne-Sophie Dreyfus viennent de créer les éditions de l’Antilope, et sous le signe de cet animal gracieux et agile, ils se proposent de publier « des textes littéraires rendant compte de la richesse et des paradoxes des cultures juives sur les cinq continents. » Pour inaugurer leurs collections, ils ont choisi un premier roman, paru en hébreu en 2015, « Comme deux sœurs », de l’Israélienne Rachel Shalita. Jolie idée puisque ce roman a pour cadre le monde juif de la Palestine, de la fin des années 20 à 1947, soit juste avant la création de l’État d’Israël. Période mal connue du grand public, et devenue un peu mythique, presque décalée, pour les descendants de ces pionniers venus d’une Europe hostile. Dans une langue claire, aux dialogues vivants et aux personnages attachants, la romancière décrit le monde de la génération de ses parents. Vera et Tsiona se sont connues au jardin d’enfants, à Tel Aviv. La première est la fille d’un peintre connu et d’une infirmière, la seconde est élevée par une mère veuve. Leur relation se construit sur la différence sociale mais aussi sur la complémentarité de deux tempéraments opposés. Tsiona vit les pieds bien sur terre, n’a peur de rien et rêve de participer à la construction du pays. Pour Vera, au tempérament inquiet et sensible, éprise d’art et de littérature, les choix sont plus difficiles. Elle se heurte à son père, et peine à trouver sa place dans ce monde rude. A travers les aléas de la vie – infidélité de son père, mort de sa mère – elle cherche sa voie tout en fuyant souvent la possibilité du bonheur. Au cœur du roman, se jouent les questions intimes de l’amitié, de la sororité, de l’amour aussi mais également les problèmes plus larges d’un pays qui est en train de se construire entre cendres des camps et sable du désert. Des rescapés meurtris tentent de s’inventer une vie dans un pays dont ils ne connaissent ni la langue ni les moeurs. Les règles collectives du kibboutz s’opposent à la soif de liberté des citadins. Tout est à venir, pourtant, et l’on peut encore croire à la possibilité pour les populations juive et arabe de vivre ensemble. Comme deux sœurs.

 

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Se construire…

Années vingt ou trente, hôpital Hadassah de Tel-Aviv, Dvorah donne naissance à Véra. Elle aurait préféré un autre prénom : Tsipi, Ruthi, Shula ou Hermona. Mais Léon, son mari, a choisi Véra, en souvenir de Véra Weizmann. Trop « galoutique », juge Dvorah se pliant malgré tout au désir de son époux. « Galout », c’est l’exil, la diaspora. Natif de Rostov-sur-le-Don, en Russie, où il a passé les vingt-cinq premières années de sa vie sous le nom de Leïb Rostovich, Léon vit mal avec cette femme née au kibboutz et native de la terre de Palestine. Artiste peintre et amoureux de la France, il emmène sa fille de quatre ans dans son atelier rue du Prophète-Jonas. « L’art, lui murmure-t-il à l’oreille, c’est toute la vie, c’est quelque chose que tu fais parce que tu es incapable de ne pas le faire. ». Il part souvent, à Paris, où il expose ses toiles et s’abandonne à quelques infidélités. Bien sûr, il envoie des cartes postales mais elles ne compensent pas son absence… Un jour, Véra rencontre Tsiona. Où, comment ? Personne ne sait plus. Mais qu’importe… Le père de Tsiona, bâtisseur, vient de mourir en tombant d’un troisième étage. La petite vit seule avec sa mère, un peu comme Véra. A la récréation, les deux fillettes jouent à « Comment papa est tombé d’un échafaudage » sous l’œil inquiet de la maîtresse. Tsiona a plus de liberté que Véra : elle guide son amie dans la ville et lui fait découvrir de nouveaux jeux. Un matin, les filles demandent à Dvorah comment devenir sœurs. « Seules les âmes sont sœurs » répond la mère, ce qui satisfait Véra mais Tsiona, entêtée, proteste : « Ce ne sont pas nos âmes, c’est nous, nous sommes sœurs. ». Et puis, l’idée lui vient que Véra pourrait même partager son père… Découvrant enfin l’atelier de Léon, Tsiona demeure déçue par l’indifférence de cet homme et oublie sa contrariété en s’imprégnant de l’odeur du lieu, des planches fraîchement coupées, de la mer… Elle observe les tableaux et l’un d’entre eux retient son attention.  « – Regarde, elle s’intéresse au tableau que tu n’aimes pas, dit Véra à son père. – Ce n’est pas que je ne l’aime pas, mais je pense que ça n’a pas de sens de peindre des Arabes comme on peindrait des héros bibliques. Ils risquent bientôt de nous causer de sacrés problèmes. – Quels problèmes ? demande Véra… – Des problèmes dont on ne sortira jamais. » Lycéenne, Tsiona s’engage dans un mouvement de jeunes pionniers : elle souhaite rejoindre le Kibboutz du Néguev et vivre selon les règles de la collectivité. Elle parle « au pluriel : « Nous avons des terres » ou « Un village arabe jouxte notre kibboutz ». » Elle souhaite même s’engager dans les troupes d’élites du Palmach. « Tu veux mourir jeune ? » lui demande Véra effrayée par une telle décision. « – Au Palmach, on se bat, on ne meurt pas » répond Tsiona portée par sa détermination sans limites et sa force de caractère exceptionnelle. Après la Libération, les premiers survivants du génocide des Juifs d’Europe arrivent : Sacha est violoniste. « C’était la première fois qu’elle rencontrait quelqu’un revenu de « là-bas ». Quelqu’un qui avait traversé ces atrocités et qui avait tout perdu. » Ces rescapés doivent tenter de s’adapter à un pays dont ils ne connaissent ni la langue ni les mœurs. Étrangers parmi les leurs… Lorsqu’il joue, l’émotion de Véra et de son père est immense, incontrôlable. Sa musique raconte ce qu’il a vécu : « Véra sentit venir une catastrophe, un cataclysme d’une ampleur inimaginable. Elle n’en serait pas la seule victime. Le monde entier en pâtirait. La planète quitterait sa trajectoire. Ce malheur aurait des conséquences incalculables pour l’humanité. Les larmes de Léon n’avaient rien à voir avec la musique de Sacha. Papa pleurait sur ce monde au bord de l’abîme et sur la vie qui ne serait plus jamais la même. » Comme deux sœurs est l’histoire de deux jeunes filles dans cette société juive de Palestine avant la création de l’État d’Israël, deux points de vue opposés sur les voies à suivre, deux destins qui vont s’entremêler dans un monde profondément meurtri et en complète mutation où chacun va devoir trouver sa place et sa fonction, ce pour quoi il est fait, ce vers quoi il doit tendre. Et c’est difficile car tout est à construire. « Tu ne comprends pas que pour nous il en va autrement. On n’a pas le droit de penser individuellement à ses rêves, à ses petits voyages d’agrément, à son petit confort… » sermonnera Tsiona, l’engagée, rêvant de participer activement à la construction de son pays, tandis que Véra, sensible et fragile, souhaite partir avec son père à Paris pour faire une école d’art, dans cette capitale où « le soleil a de l’éducation ». La Palestine « n’apportera rien d’intéressant à l’histoire de l’art, explique Léon à sa fille, pour faire un bon tableau, il faut au moins quelques journées nuageuses dans l’année. Le ciel bleu, ça fait peut-être du bien aux êtres humains, mais pour l’art, c’est une catastrophe. » Véra acceptera-t-elle de partir ? Les sœurs vont-elles pouvoir se séparer ? Comment vont-elles s’inscrire dans ce monde en mouvement, tenter de le bâtir avec ce qu’elles sont, essayer d’y vivre, d’y être heureuses, si c’est possible… Un très beau texte écrit dans une langue sobre et poétique sur le destin de deux femmes aux aspirations contradictoires dans un monde difficile où les gens souffrent et où il faut lutter pour exister, pour donner un sens à sa vie et à celle de son peuple. Se construire et se reconstruire, coûte que coûte sans jamais rien abandonner… Toutes deux, elles iront, empruntant chacune leur chemin… Peu importe la voie que l’on prend finalement, pourvu que l’on avance…

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