critique de "BettieBook", dernier livre de Frédéric Ciriez - onlalu
   
 
 
 
 

BettieBook
Frédéric Ciriez

Verticales
janvier 2018
192 p.  18,50 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Bon, commençons par le commencement : ce livre est né d’une résidence d’écrivain qui a eu lieu en 2015 à l’Université Paris Nanterre auprès d’étudiants en master 2 Métiers du livre. Le sujet portait sur « la question de la critique littéraire envisagée comme une écriture de création à part entière ». (Oh, comme ça m’aurait intéressée… j’aimerais parfois retourner sur les bancs de l’école…)
Que ce sujet ne vous effraie pas : ce roman, plein d’humour, pose un regard acéré et satirique sur l’état de la critique littéraire et les difficultés de la presse écrite qui se voit un peu délaissée, notamment par les jeunes ultraconnectés qui, s’ils ont l’idée d’acheter un livre, consulteront plus facilement Internet (les blogs – très bonne idée, je ne peux que les encourager…- , les sites de lecteurs ou les vidéos de booktubers.)
Les chiffres sont là, la critique maintenant passe moins par les professionnels que par n’importe quel quidam qui poste son avis pour inviter les lecteurs à partager son coup de coeur ou bien, au contraire, leur permettre de faire une économie substantielle d’une vingtaine d’euros. Est-ce à dire que la critique s’est démocratisée ? Il y a certainement un peu de ça, c’est évident…
« BettieBook » est justement le nom du site d’une jeune et jolie lectrice booktubeuse, Bettie Leroy, passionnée par les livres, notamment les dystopies et dont les critiques sont lues par un nombre incalculable de followers. (Ah, il va falloir vous habituer à une langue branchée! Moi, j’interroge régulièrement mes propres gamins sur le sens de certains termes et une fois que j’ai compris à quoi ça renvoie, il faut qu’on m’explique… à quoi ça sert !)
L’autre personnage se nomme Stéphane Sorge : il est critique littéraire « papier et TV » (quel ringard!): il écrit dans Le Monde des livres, Books, Paris Première, Livres Hebdo, les Échos week-end, Télé 2 semaines et Lovely Lady (pour ces deux derniers, sous pseudo), il est invité à droite à gauche à des dîners mondains et littéraires dans des lieux prestigieux, fréquente les Salons du livre, participe, en tant que juré, à des prix littéraires, rencontre des auteurs, des attachées de presse avec lesquelles il couche, reçoit des services de presse en pagaille qu’il n’ouvre pas, les revend chez Gibert dès qu’il peut et lit parfois un peu vite les livres dont il parle…
Il fait aussi un peu de télé…
Il gagne 2700 euros net par mois « toutes piges confondues ».
Quand il a le temps et besoin d’arrondir encore un peu ses fins de mois, il devient nègre.
Portrait peu flatteur s’il en est…
Un jour, sa chef de service du Monde des livres lui demande de faire un reportage sur « les booktubeurs et les influenceurs littéraires du web. »
Un monde totalement inconnu pour lui.
C’est là qu’il découvre BettieBook. C’est une booktubeuse influente.
« Plus on la voit, plus elle vit. Plus on s’abonne à sa chaîne, plus elle existe. Elle est un média, l’actualisation sans fin d’un corps et d’un discours. Elle est BettieBook. »
Il la rencontre lors du Salon du livre de Noël. Elle répond en toute simplicité à ses questions : non, elle ne le connaît pas, n’a jamais entendu parler de lui. Elle aime partager sa passion avec ses abonnés qui sont un peu ses amis, elle travaille dans un salon de bronzage parce que ses vidéos ne lui rapportent rien. Quand il lui demande :« Qu’est-ce qui te rend heureuse ? », elle répond: lire. Il lui pose la question qui le hante : « Tu lis Le Monde des livres ? » Elle dit: « Non, je l’habite, lol. » Il dit : « Pardon ? » Elle dit : « Ben oui, j’habite le nouveau monde des livres. Pas l’ancien où tu travailles. » Il pense : «  Tu vas le payer. » Il dit : « Tu manques pas d’humour! » Elle dit : « Ben les auteures d’aujourd’hui, c’est nous. La preuve, t’es là pour moi. »
Oh, que c’est dur, oh, que ça fait mal… C’est la chute. Il faut redescendre sur terre, quitter le piédestal : les temps ont changé.
Notre critique dort mal, « il pense à la fille qui lui a rappelé sa condition de vieux exerçant un métier de vieux sur un support de vieux. » Il finit par s’abonner à sa chaîne Youtube.
Alors qu’il se voit sombrer petit à petit, elle grimpe dans l’audience, il descend, elle monte, plus haut, toujours plus haut : « Ses revenus à lui ont baissé de 27 % en une année. Sa notoriété à elle a crû de 200 % en six mois. Il se sent en bout de course. Elle réfléchit à de nouvelles opportunités professionnelles, aimerait être repérée par un YouTube-manager qui lui trouverait des plans. Il se demande comment il va joindre les deux bouts pour les fêtes de fin d’année, songe à un crédit conso chez Cetelem. Elle se fixe l’objectif des 60 000 abonnés pour Noël. Ses cheveux à lui sont ternes. Jamais elle ne s’est sentie aussi belle, aussi Bettie, autant BettieBook. Son avis a moins de poids dans les prix littéraires où il tapine. Elle envisage de postuler au jury du prix Orange de la Nouvelle numérique. Il a envie de vomir alors qu’il passe le portique de sécurité de la télé. Elle sait au plus profond d’elle- même qu’elle ne restera pas longtemps végéter à Melun chez So’leil. Ses vidéos le fascinent. Elle pense que les vieux médias doivent mourir. »
Stéphane, notre pauvre critique déchu en voie de fossilisation, rumine. Un sombre désir de vengeance s’empare soudain de lui : que va-t-il pouvoir faire pour ralentir la folle ascension de Bettie ? Quel beau croche-pied inventer pour qu’elle se vautre ?
Attention, le pire est possible quand on n’a plus grand-chose à perdre…
Frédéric Ciriez à la fois auteur et critique pose le problème des mutations de la critique littéraire dans un roman où la rencontre, que dis-je, la collision fracassante et explosive de deux mondes, deux milieux complètement opposés produit un décalage vraiment très drôle. Par exemple, l’univers actuel des youtubeurs est rendu de façon extrêmement réaliste, notamment à travers l’emploi de leur jargon que notre critique Stéphane ne connaît absolument pas : une initiation s’impose ! Choc générationnel hilarant !
Mais ce roman peut aussi être lu aussi comme un roman noir à suspense, une sorte de thriller où l’on s’interroge jusqu’à la fin (et encore après – cela devient assez vertigineux même) sur le jeu du vrai et du faux, des apparences et de la réalité, de la superficialité et des profondeurs. On bascule lentement mais sûrement dans la pire des dystopies. Belle mise en abyme !
Cela dit, derrière le côté fantaisiste et cocasse, le propos est étourdissant de lucidité, de justesse et pose des questions essentielles : « la critique est-elle dans un état critique ? » pour reprendre les mots mêmes du roman, y a-t-il vraiment une ancienne et nouvelle critique ? comment les définir l’une et l’autre ? s’opposent-elles vraiment ou bien se complètent-elles ? y a-t-il un lien entre le fond (la critique elle-même) et la forme (le support employé) ? à qui s’adressent-t-elles ? parlent-elles des mêmes livres ? l’une est-elle plus « honnête » que l’autre ? cette mutation de la critique est-elle le reflet même d’une mutation de la littérature ?
Allez, je vous laisse réfléchir à tout cela !
Un bon moment de lecture en tout cas !

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coup de coeur

« Tu lis *Le Monde des livres* ? » Elle dit : « Non, je l’habite, lol. »

« Tu lis Le Monde des livres ? » Elle dit : « Non, je l’habite, lol. » Il dit : « Pardon ? » Elle dit : « Ben oui, j’habite le nouveau monde des livres. Pas l’ancien où tu travailles. » Il pense : « Tu vas le payer. » »

Nous sommes en 2021 et tout va bien. Bon, Norman est mort mais il a eu des funérailles nationales, Le Monde des livres existe toujours et la cohabitation des booktubeuses et de la presse écrite en est toujours aux balbutiements (en France). Chargé par ce supplément littéraire d’écrire un papier sur le phénomène (et c’est là la première ironie du roman, à mon sens, cette manière qu’a la presse papier de perpétuellement découvrir des mouvements en place depuis des années), Stéphane Sorge, critique littéraire expérimenté (tirant un peu la langue) (même beaucoup), rencontre BettieBook, 30 000 abonnés…
Découpé en quatre parties très distinctes selon l’acronyme M.I.C.E.(« Money – Ideology – Compromise – Ego ». L’argent, l’idéologie, la compromission et l’ego, dans le milieu de l’espionnage), le roman décline la confrontation de ces deux visions aux antipodes de la littérature en s’offrant le luxe d’un suspens servi par une narration qui se renouvelle à chaque séquence. Constellé d’une inventivité réjouissante (mention spéciale à la déposition de Claro, une pépite !), il étonne et dérange tour à tour, tant le mélange entre la fiction et la réalité est homogène. C’est un texte impossible à classer et bien difficile à évoquer, tant déflorer l’intrigue me semblerait porter atteinte au plaisir de lecture; c’est parce qu’on ne sait pas où on va que chaque avancée est aussi explosive. A la fois lucide, désenchanté et férocement drôle, « BettieBook », malgré un long passage qui m’a moins plu, m’a éblouie.

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