La tentation
Luc Lang

Stock
la bleue
août 2019
354 p.  20 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Tentative de rédemption

En ligne de mire du chasseur, la splendeur d’un cerf à seize cors, allégorie de la forêt qui l’abrite mais ne suffit plus à le protéger de l’arme de son prédateur. Pourtant, François hésite. « Depuis quelques temps, il supporte difficilement ce déséquilibre des forces, sa puissance de feu qui interrompt brutalement la partie, en vole la fin ». Que cherche-t-il dans cette traque solitaire, si ce n’est fuir un monde dont l’emballement, l’immatérialité, le dépasse ?

François, la cinquantaine, est un chirurgien estimé et le directeur d’une clinique lyonnaise. À la médecine, son fils Mathieu a préféré les flux financiers; une banque d’investissements new-yorkaise l’a transformé en « golden boy »carnassier. Si le père semble avoir perdu « le chemin qui menait à son fils », il ne comprend guère davantage les choix de sa fille Mathilde, entichée d’un jeune nabab aux allures d’escroc, mais lui pardonne ses faiblesses, héritées d’une histoire familiale « suffisamment ténébreuse pour receler la possibilité même du meurtre d’une enfant ». Cette enfant, c’est Mathilde, sept ans au moment des faits, se noyant dans une piscine sous le regard de sa mère impassible. François l’avait sauvée in extremis, mais n’avait pu épargner son mariage avec Maria, cette femme à la beauté et au charme vénéneux, en proie à des crises mystiques qui la font « avec une espèce d’exaltation et d’extase marcher sur le fil du drame ».

François tire, blesse l’animal, le retrouve et le charge dans son pick-up pour le réparer, le sauver. Cette même sensation de toute-puissance éprouvée lorsqu’il sauve la vie de l’un de ses patients. « François admire la beauté dont il se sent dérisoirement responsable. Réparer ce qu’on a voulu détruire relève d’un étrange détour, et puis ce sentiment d’appropriation, non plus de la viande capturée, abattue, mais de la vie presque intacte, à l’orée de la forêt, puissante et vigoureuse. » Pourtant, le rapport de force s’inverse lorsque Mathilde surgit hagarde au relais de chasse avec son petit ami, une balle de gros calibre logée dans la jambe, traqués depuis trois jours par des hommes lourdement armés. De prédateur, François devient alors la proie d’un enchaînement de faits implacables, métaphores de la faillite de valeurs en lesquelles il avait foi, avènement d’un ordre nouveau qui ne semble plus lui réserver de place.

À n’en pas douter, Luc Lang fait partie des rares écrivains français à ne céder ni à l’introspection ni au nombrilisme faciles pour explorer le thème aussi vaste que complexe des relations familiales. Dans la lignée de « Mother », et d’ « Au commencement du septième jour », « La tentation »préfère l’action aux épanchements et se dévore ainsi d’une traite, le lecteur faisant corps avec cet admirable personnage de père dépassé mais farouchement décidé à sauver sa progéniture, cautérisant les plaies : « il est là pour ça ». En quête de rédemption pour les erreurs qu’il a pu commettre – la tentation du meurtre, du sang d’un cerf majestueux répandu, en est l’exemple –, le héros se confronte à son chemin de croix, jalonné d’armes à feu et de magouilles financières, ne sachant plus à qui accorder sa confiance quand ses proches paraissent eux-mêmes l’avoir trahi. Si l’ensemble tient et érige un magnifique roman, c’est d’abord grâce à l’écriture, aussi vive que précise, aussi fine qu’élégante, clé de voûte d’un bel ouvrage constituant une nouvelle pierre au patient travail d’un écrivain à lire absolument.

 

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coup de coeur

Ce qui frappe d’abord, c’est cette écriture ample, rythmée, voluptueuse, ces phrases longues, enveloppantes, sensuelles (si, si!), ces pages pleines, saturées de signes qui vous laissent à peine le temps de respirer, de souffler, de faire une pause. Le mot est précis, ajusté, sec. Les verbes, nombreux, décomposent cinématographiquement le mouvement. Rien n’est perdu, ni le léger tremblement de la main, ni les battements de paupière qui trahissent une fatigue difficile à réprimer. C’est beau, fulgurant, puissant. Vivant.
Oui, on est saisi, emporté, ravi par la prose de Luc Lang et par ce démarrage en trombe qui nous propulse en pleine forêt dans une chasse au cerf. François, chirurgien, chef de clinique, la cinquantaine, aime rejoindre dès qu’il le peut le relais de chasse en Savoie, près du Mont-Cenis, dont il a hérité. Dans la famille de François, on est chasseur de père en fils, médecin aussi de père en fils. C’est comme ça et c’est très bien. Dans un sens, on évite de se poser trop de questions, on suit un chemin tout tracé. Allez, disons-le, c’est assez confortable.
Seulement ce matin, tandis que François s’apprête à tirer, tandis qu’il voit parfaitement bien le splendide cerf à seize cors dans son viseur, il hésite. Il n’aurait pas dû. L’animal fuit. François le poursuit, accablé par le doute qui vient en une fraction de seconde de s’emparer de lui. Dans sa famille, on ne doute pas. On avance, on creuse son sillon, on mène sa vie d’homme, de père de famille, on assume ses responsabilités. Pas de place pour l’indécision, le flottement, l’incertitude. Il faut avancer.
Et pourtant, une faille s’est introduite dans l’édifice. Une petite brèche, à peine visible, dont François, au moment même où il hésite à tirer, n’a certainement pas pris conscience.
Il est vrai que son fils, après avoir sagement commencé des études de médecine, s’est brutalement tourné vers la finance et a réussi à entrer dans une banque d’affaires à Londres avant d’être catapulté sur un poste en or de consultant expert à NYC. Incompréhension totale du père. Son propre gosse qui aurait dû être son prolongement, son double, sa fierté, devient un étranger. On ne parle plus la même langue, on n’a plus les mêmes codes, les mêmes valeurs. On s’évite. On reste silencieux devant celui qui nous assène de terribles vérités. « Aujourd’hui, on ne gagne plus d’argent avec son métier, avec son travail. On le gagne avec de l’argent… Sans compter qu’avec la robotique et l’I.A., la chirurgie bientôt… c’est plus tes mains qui vont travailler. Suis désolé, papa, mais ton monde est obsolète. »
Et prends-toi ça dans le ventre, le père. Prends-toi ça et tiens debout si tu peux !
Au coeur d’une même famille, dans un terrible huis-clos, deux mondes s’affrontent et se haïssent, se désavouent et se détruisent…
Le monde du père s’écroule…
Heureusement, dans la famille, il y a Mathilde la fille, celle qui veut devenir gynéco. Ouf, elle sauve la mise et donne un sens au mot « transmission ». Sauf que, ce matin de chasse, tandis qu’il poursuit le cerf, il vient de croiser une BMW bleu violine roulant à fond de train et dans cette voiture qui vient de faire une terrible embardée, il a cru apercevoir sa fille. Mais p…., que fout-elle dans une telle bagnole, frisant le danger et la vulgarité ? Pourquoi a-t-elle eu cette expression de peur ? Qui est Mathilde ? Quelle vie mène-t-elle ? Est-elle en danger ?
Dans La tentation, Luc Lang projette son lecteur dans un univers extrêmement violent, instable, frénétique où tout devient mouvant, trouble et profondément oppressant. On est tenu, ferré, on ne peut lâcher ce thriller existentiel qui tourne à la tragédie et dont la construction est absolument remarquable.
Un très gros coup de coeur pour ce roman éblouissant et intense. Décidément, Luc Lang confirme une fois de plus ici sa première place dans le paysage littéraire français.

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