Le Dossier M
Grégoire Bouillier

Flammarion
août 2017
880 p.  24,50 €
ebook avec DRM 7,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Le roman qui fait bouger les lignes

Ce livre est un OVNI. Un OVLI devrait-on dire. Un objet littéraire non identifié. Il ne ressemble à aucun autre. Ni dans son ambition, ni dans la forme, ni dans le ton.

« Le dossier M. » ne rentre pas plus dans les cases, que dans les sacs à main. Sa taille (150 x 240) impressionne autant que par son épaisseur (880 pages). Et encore faut-il préciser qu’au livre 1, paru le 16 août, succédera un deuxième tome, en janvier, tout aussi dense. Au total, c’est pas moins de 4,5 millions de signes que Grégoire Bouillier a écrits durant six ans. Pour raconter quoi ? Son histoire d’amour avec M. qu’il a quittée. Parce que cette histoire d’amour fut la plus importante de sa vie, et parce qu’elle s’est terminée par le suicide de Julien, il lui a fallu l’exposer. Dans ses moindres détails. Et dans toutes ses dimensions : sentimentale, sociale et culturelle. Il aurait pu l’intituler « récit d’un niveau individuel des choses (2004-2016) ».

Mais quand on a dit ça, on n’ a rien dit. Et surtout pas donné envie de lire « Le dossier M. ». Alors avouons-le d’emblée : Grégoire Bouillier m’a ferrée en cinq pages. Et pourtant il abandonne très vite l’histoire qu’il commence à nous raconter (celle de Picasso, et de Germaine, l’ex de son ami, le peintre espagnol Carlos Casagemas). Il a mieux à faire. Il veut nous décrire les affres de sa rupture amoureuse avec M. Mais avant ça, il tient à détailler la reconstitution qu’il a faite de la pendaison de Julien, qui s’est tué le 27 novembre 2005.

L’art de la digression

Inutile de se montrer impatient. Cette digression n’est que la première d’une longue série. Grégoire Bouillier les multiplie délibérément, même s’il fait mine de s’auto-censurer (« Et si je m’écoutais je ferais bien une petite digression pour mettre le nez de la littérature dans son blabla »). Il n’avait pas prévu de rédiger autant de pages. Il s’est retrouvé embarqué par le récit, qui nous emporte à notre tour. D’ailleurs, comme il l’écrit : « l’auteur c’est le récit ».

Grégoire Bouillier fait bouger les lignes au sens propre comme au sens figuré. Il nous procure du plaisir. Et ne cache pas qu’il en prend également. Son livre décrit aussi le processus de l’écriture. Au point qu’on a souvent la sensation qu’il se compose sous nos yeux. Les mises en abymes se succèdent, s’emboîtent et s’enchevêtrent, parfois jusqu’au vertige. On s’y perd. Grégoire Bouillier aussi d’ailleurs et il en rit. D’emblée, il nous prévient : sa langue est décousue. Ça nous excède, il le sait, en joue, tente de se raisonner. En vain. Alors il continue à encastrer pensées, anecdotes et références cinématographiques, publicitaires ou littéraires les unes dans les autres. Il se plaît à apostropher le lecteur. Et finit toujours par écrire très exactement ce que nous pensons ( « Je suis trop long ? je sais, mille excuses »). Car parfois ça patine, et il en convient : « Je n’ai pas bougé d’un cil, ni fait le moindre geste depuis la page 51 ».

Bouillier est fou!

D’aucuns le jugeront bavard, prolixe, agaçant. Il assume et s’en moque. Car son objectif consiste justement à tout dire pour ne passer à côté de rien. «Il  s’agit de ne rien laisser dans l’ombre et d’entrer dans les détails où se cache le diable », explique-t-il. Grégoire Bouillier est fou, certes. Mais la littérautre a toujours aimé les fous, non ?

Rien ne lui fait peur. Du point de vue formel et stylistique, il ose tout : introduire des émoticônes, retranscrire des dizaines de pages de ses carnets pour les barrer ensuite, parce qu’elles n’apportent finalement rien au récit. Quand il fait des listes (et il en fait souvent), il écrit « petit 1 » ou « deux points, ouvrez les guillemets » en toutes lettres. Il remercie l’imprimeur de sauter des lignes, fait des références à son propre texte entre parenthèses, et ne se prive pas de frustrer le lecteur, voire de le déprimer. « Tu auras les clés de l’énigme à la page 514 du livre 2 », annnonce-t-il à la page 544 du livre 1… Il évoque les années 1980 en long en large et en travers, insère dans son roman des kilomètres de SMS avec date et heure, des tests, des dessins, des explications de textes. Grégoire Bouillier est un passeur qui n’aime rien tant que parler de cinéma, de série ou de littérature. Il donne des pistes pour comprendre le personnage de « L’Etranger » de Camus, se replonge dans « l’Education sentimentale » et décortique durant cent pages la page 155 de « Lolita ». C’est toujours intelligent, souvent drôle, parfois trop long, mais jamais rasoir.

Un vrai plaisir littéraire 

Au plaisir littéraire que procure cet OVNI s’ajoute celui de pénétrer dans la tête d’un homme amoureux. Laquelle d’entre nous n’a pas, un jour, rêvé de savoir à quoi pense l’homme qu’elle aime, ce qui le fait rêver et bander? Qu’il classe les parties du corps qu’il préfère chez une femme, qu’il développe son concept des « jolies filles avec des guillemets » ou évoque tout ce que l’on se dit au sortir d’une première rencontre amoureuse pour s’empêcher d’y croire : Grégoire Bouillier tape toujours dans le mille.

Il pose la question : « A quoi bon raconter un voyage, si le récit n’est pas un voyage ? ». Le sien en est un, incroyable. Alors embarquez sans plus attendre.

Ps : Et puisque tout cela, malgré tout, ne suffisait pas, Grégoire Bouillier a créé un site Internet (ledossierm.fr). On y trouve pèle-mêle : des dizaines de pages, des photos, des vidéos, de la musique ou encore une publicité. Autant de pièces versées au dossier M afin que tout soit complet.

partagez cette critique
partage par email