critique de "Le Sentiment de l'Estuaire", dernier livre de Chantal Detcherry - onlalu
   
 
 
 
 

Le Sentiment de l'Estuaire
Chantal Detcherry

Festin
les paysages
mars 2017
200 p.  17 €
 
 
 
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Le livre, Le sentiment de l’estuaire, de Chantal Detcherry, publié aux éditions Le Festin, donne, de l’estuaire de la Gironde, une image qui lui est propre et dans une écriture pleine de poésie et de charme. D’autres, avant elle, avaient évoqué ce paysage unique où l’eau, l’air et la terre s’unissent en des variations infinies – en particulier Pierre Siré, également publié par Le Festin, dans son Fleuve impassible, racontait son enfance sur une des îles de l’estuaire, son apprentissage du fleuve, de ses marées, de ses tempêtes. Chantal Detcherry, elle, vit au dessus, sur les collines qui le dominent. Certes, elle ne le quitte jamais vraiment des yeux, il est là, toujours, à proximité ; mais elle est une terrienne : des hauteurs de Gauriac, elle doit descendre pour le rejoindre mais elle n’ hésite pas à s’avancer vers les terres de la Saintonge, toute proche, ou vers les marais qui n’intéressent pas Siré et dont elle saisit, avec beaucoup de sensibilité, les beautés incertaines et tristes. Il faut dire qu’ elle appartient au milieu modeste des travailleurs de la vigne, elle partage avec eux, dès qu’elle est en âge de le faire, le dur labeur des vendanges, dès le petit matin :
 » Petit matin de vendange. Il fait froid, les feuilles sont couvertes d’une
rosée givrée, la terre est lourde. Les premières grappes que l’on coupe
en tendant la main vers elles font courir un petit frisson sur l’échine, qui
se propage dans tout le corps mal réveillé, encore engourdi par la nuit
et la lourde fatigue de la veille.Quelques gouttes glacées se glissent à
l’intérieur de la manche et remontent vers le chaud du coude. Je frissonne
Le monde extérieur est hostile. Il s’impose avec rudesse à la chair déjà
meurtrie par les longs jours précédents tous dévolus au travail des
vendanges. »
Mais de cette vie de petite paysanne qui va bientôt partir à la ville la plus proche – Blaye, en l’occurrence – pour y découvrir les joies de la lecture et d’une autre forme de culture, Chantal Detcherry garde une attention toujours éveillée pour la nature, les fleurs, les oiseaux, les mille vies minuscules des champs et des roselières. Pour les arbres, aussi – ainsi dans cette description des osiers :
« Seuls ces grands éventails écarlates ponctuent les coteaux de leurs
bouquets qui ont la teinte pure des gorgones de corail. Ils sont comme
les feux végétaux allumés par la nature pour réchauffer le camaïeux
de gris, de bruns, de noirs, qui constituent les couleurs austères d’un
vignoble en sommeil. »
Pour la couleur changeante des nuages et les mille nuances de l’eau qui coule plus bas et semble parfois les rejoindre à l’horizon.
« Peu à peu la lumière finissante de juillet se sature de rose. Nous
demeurons silencieux, à contempler le miroitement de la nappe
liquide devenue d’argent, parcourue de glaçures bleues et
d’affleurements mauves, à nous émerveiller de la subtilité des
changements de couleurs. Parfois, on peut même penser à une mer
de lait, tant ces eaux naguère si sombres,sous l’effet des rayons
obliques du soleil sont maintenant devenues blanches, phosporescentes
contre le ciel indigo. »

J’aime que les souvenirs de Chantal Detcherry soient remplis de rencontres, que son estuaire et les terres qui l’entourent soient peuplés d’une galerie de personnages hauts en couleurs, que ses déambulations – Chantal Detcherry est une marcheuse – soient toujours un prétexte pour relier les hommes et les femmes qu’elle croise avec les livres qu’elle a lus, avec les voyages qu’elle a faits . Je laisse le lecteur découvrir le portrait de la Guicharde, vieille femme qui a élu domicile dans les grottes de Meschers. Je retiens celui d’un Vauban inattendu, bien éloigné du bâtisseur de citadelles, et écrivant au Roi Soleil des lettres courageuses et prophétiques où il le met en garde contre la misère grandissante des paysans.
Une peinture de l’estuaire ne serait pas complète si elle n’évoquait les carrelets qui montent sur ses rives une garde fragile :
« Les carrelets sentinelles deviennent les habitations d’un peuple
inconnu réfugié au-dessus des eaux, tourelles de fortune mais hors
d’atteinte des flots tournants et montants, petits refuges d’humanité
dans une nature redevenue grandiose, toute-puissante. C’est dans ces
moments de solitude qu’ils se parent de la plus grande poésie,
silencieux, chancelants et délaissés au milieu des vagues
conquérantes. Lieux vacants qui ne sont habités que temporairement
pour le loisir d’une ‘pêche de hasard ».
Fragile est cet estuaire, face aux agressions d’un monde industrialisé, d’un monde où le tourisme impose ces circuits fléchés et ses pacotilles made in China. Il est important qu’on puisse témoigner de ce qu’il a été et continue d’être dans nos mémoires, dans les rêves auxquels il est associé, aux images qu’il a durablement inscrites dans nos imaginaires.

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