critique de "Livre pour adultes", dernier livre de Benoît Duteurtre - onlalu
   
 
 
 
 

Livre pour adultes
Benoît Duteurtre

Gallimard
blanche
août 2016
256 p.  19,50 €
ebook avec DRM 13,99 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Les illusions perdues…

Livre pour adultes : ce titre bien mystérieux cache-t-il quelque propos licencieux ? Non, pas du tout ! Le sujet est tout autre et le voici : avant… disons approximativement… cinquante ans (je ne veux vexer personne !), on vit plutôt tourné vers l’avenir, on a du temps devant soi (ou on croit en avoir), des projets en nombre, des illusions, beaucoup d’illusions même, on se croirait presque immortel… Ah, vanitas vanitatum !
Et puis, un matin, au lever du lit, quelques douleurs physiques surgissent ici et là qui nous rappellent discrètement que notre corps vieillit. Parents et membres de la famille un peu âgés disparaissent peu à peu, nous laissant vraiment … j’allais dire « adulte ». Est-on d’ailleurs vraiment adulte tant que l’on a ses parents vivants ? Je ne sais pas, je me pose parfois la question.
Tandis que l’on prend de l’âge, le monde autour de nous change au point que l’on se sent parfois légèrement « à côté » et on a vite fait de se sentir « à côté » dans ce monde du numérique, des nouvelles technologies, de la consommation à gogo, de l’invasion des marques, des loisirs-parcs-d’attractions, du tourisme de masse, de l’uniformisation des villes et j’en passe… On sent confusément, au fond de soi, que l’on ne partage pas tout à fait les « valeurs » – si tant est que l’on puisse parler de « valeurs »- du monde qui est le nôtre.
Pour moi, l’expérience fut concrète et en trois points : j’ai commencé par ne plus comprendre les publicités, quel était l’objet vanté et en quoi consistait son usage. Ensuite, dans le cadre du travail, ce sont les sigles que j’ai eu du mal à décrypter jusqu’à ce que je me constitue une espèce de petit lexique auquel que je me reporte quand besoin est. D’ailleurs, je ne l’ouvre plus, considérant que, soit le propos est clair et je le comprends, soit il ne l’est pas et il n’avait qu’à l’être. Enfin, j’ai commencé à recevoir les invitations du Conseil Général de ma région pour aller faire tel et tel examen de santé.
Visiblement, j’étais (je suis) sur la mauvaise pente….
Pour en revenir au livre – mais je ne m’en suis guère écartée -, Benoît Duteurtre dit que c’est une bonne chose que de moins aimer son époque car on ne s’en détachera que plus facilement au moment de la mort. Pourquoi pas ? Il est bon, à défaut d’être croyant, d’être philosophe.
Vieillir, puisque c’est de cela qu’il s’agit, c’est prendre de la distance par rapport au monde, s’amuser de loin de la comédie humaine et par là même, acquérir une certaine sagesse, refuser le rythme effréné de l’existence, accepter que les autres ne soient pas tels qu’on les idéalisait, ne plus chercher à paraître ce que l’on n’est pas, être capable de contempler un paysage ou d’apprécier un bon mets.
Finalement, dommage que la vieillesse ou l’âge mûr ne dure pas plus longtemps car c’est sans doute le moment le plus agréable et le plus reposant de la vie.
Duteurtre a à peu près mon âge (même s’il est un peu plus âgé, je le précise quand même, on a son orgueil !) et donc, son propos m’a « parlé » comme on dit : la disparition ou la maladie des proches, la perte des illusions, l’incapacité à comprendre le fonctionnement souvent absurde et complètement dépourvu de bon sens du monde moderne. (J’aurais une sacrée liste d’exemples à fournir mais je vous en fais grâce !)
Enfant, Duteurtre n’a cessé d’aller pour les vacances dans les Vosges et il évoque de façon très sensible ce monde rural qui disparaît, ces paysans qu’il aimait et qui ne sont plus (extraordinaires propos d’un inspecteur de l’hygiène criant aux oreilles de Josette Antoine, une vieille agricultrice : « Je vous laisse continuer, mais n’oubliez pas que c’est une tolérance. Après, ce sera fini !», nostalgie de voir ces fermes s’effacer du paysage et être remplacées par des élevages intensifs aux NORMES (ah que notre époque aime les normes !) ou par des résidences secondaires très design : « Quand nous avions dix ou douze ans, mon cousin Jean-René, inséparable compagnon des vacances vosgiennes, lisait « Le Dernier des Mohicans ». Ce titre me fascinait par son évocation de la fin d’un peuple, processus lent et complexe qui, pourtant, prend chair au moment où disparaît son ultime représentant. Toute notre vie est ainsi jalonnée par les extinctions d’êtres, d’objets, d’habitudes, comme autant de petits mondes qui s’éteignent pour toujours. »
Livre pour adultes évoque le passage, le tournant de la vie, la prise de conscience soudaine qu’il reste moins que plus, quoi qu’on fasse : « J’ai repoussé continuellement l’arrivée du moment où tout bascule, j’ai construit des échafaudages, des armatures, des murailles pour y résister. Évidemment, je suis dans l’erreur, comme ma mère. Car j’ai compris, au fil du temps, que la souffrance et la mort l’emportent toujours in fine. L’adulte sait qu’il court à sa perte et que le monde court à sa perte, lui aussi. Il peut s’enfermer dans le ressassement de la catastrophe à venir, ou tâcher de saisir une lueur d’espoir. Il sait néanmoins que tout cela finira mal. »
Une œuvre intimiste qui mêle des genres différents : souvenirs personnels, réflexions et petites fictions satiriques qui disent ce qu’est notre monde devenu. Un texte, comme vous l’avez senti, emprunt de nostalgie et de mélancolie face à la disparition de ceux qui nous sont chers, à l’effacement de ce que nous aimions et au vieillissement qui est le nôtre.
Reste que les adultes sont peut-être les seuls capables d’apprécier le simple plaisir d’être avec la personne aimée, de déguster un bon verre de vin en contemplant un ciel étoilé ou de lire tranquillement près d’un feu de cheminée.
Autant ne pas s’en priver…

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« (…) ce plaisir d’être au monde dans une maison chaude où le feu brûle dans la cheminée, où l’on a du bon vin, de bonnes brioches et d’excellents livres. »

« Il m’a fallu beaucoup d’années pour ouvrir les yeux et entrevoir cette réalité qu’on veut masquer jusque dans les maisons de retraite, où s’entretient l’illusion d’une vieillesse protégée. Tout, pourtant, tient en quelques mots : les vieux souffrent; les vieux ont peur; les vieux s’efforcent de durer et, cependant, sont pressés d’en finir; les vieux ne croient plus à rien. Quelques-uns s’efforcent d’entretenir les apparences. A quatre-vingt dix ans passés, ils veulent montrer leur résistance, leur énergie, leur jeunesse d’esprit. Ils s’inventent même quelques projets. Puis, comme les autres, ils finissent par s’effondrer, tombent dans la salle de bain où ils se traînaient encore, se cassent le col du fémur, s’abîment dans un lit, perdent le moral ou perdent la tête. Ils deviennent plus lents, plus lointains, plus vagues. Tout le monde y passe, il n’y a rien à faire. On meurt rarement heureux. Tout juste est-on parfois soulagé de mourir. » C’est un roman qui tient entièrement dans les fils ténus qu’il noue entre ses parties : tissé de notes, de réflexions et de quelques textes de fiction, il explore ce moment de la vie où l’on bascule « de l’autre côté », où on se retourne sur la moitié déjà vécue. D’une lucidité parfaite (et d’une grande sincérité), il assène tranquillement quelques vérités qu’on n’a jamais envie d’entendre, mais contre lesquelles on ne peut opposer d’argument véritable. Vieillir, c’est moche, et c’est comme ça. Benoît Duteurtre est très fort, parce qu’en exposant en long et en large les détails de la disparition d’un monde qu’il a connu enfant dans les Vosges, il provoque chez le lecteur un sentiment de ras-le-bol : assez de ces propos réactionnaires, l’organisation contemporaine de la société est loin de n’être que parkings entre deux zones commerciales identiquement navrantes tel que décrit, oui mais il entrecoupe ses visions désolées (et parfois désolantes) de l’existence par de la fiction volontiers marrante (et fine). La découverte d’une tribu préhistorique épargnée par la société moderne, une île où un pseudo Zuckerberg a bâti une utopie décriée, quelques pages si touchantes ici ou là sur sa mère (en fil rouge), tous ces si jolis propos sur son compagnon, et cette joie de vivre que les propos les plus pessimistes (la plage d’Etretat prétexte à l’injonction de ne surtout pas faire d’enfants) ne parviennent jamais tout à fait à éteindre. Empli de contradictions, Benoît Duteurtre ? Bien sûr, comme nous tous. Mais nous sommes peu nombreux à être capable de l’exprimer aussi élégamment. « Une phrase m’est soudain venue : « Je vis dans un perpétuel enchantement. » Je sais que ce tempérament heureux est une grâce, tout comme le privilège de me lever chaque matin plein d’énergie, quand d’autres éprouvent, à la même heure, le seul désir de se rendormir pour oublier qu’ils sont en vie. Leur revanche sera d’êre soulagé de mourir. Ma punition, comme celle de ma mère, sera de découvrir que cette joie n’était qu’un leurre, prêt à céder devant l’épouvante. »

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