Monarques
Philippe Rahmy

La Table Ronde
août 2017
208 p.  17 €
ebook avec DRM 11,99 €
 
 
 
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À la mort de son père Adly, Philippe Rahmy ressent le besoin de raconter l’histoire de sa famille et celle d’une figure qui le fascine, sans qu’il comprenne vraiment pourquoi : Herschel Grynszpan, jeune homme juif ayant fui l’Allemagne nazie en 1936 et qui, âgé de dix-sept ans, révolté par la déportation de sa famille et souhaitant venger tout le mal fait au peuple juif, tire cinq coups de revolver sur Ernst vom Rath, secrétaire de l’Ambassade d’Allemagne à Paris, le 7 novembre 1938. On considère que ce fait est à l’origine d’actes de répression vis-à vis des juifs et notamment de la fameuse Nuit de Cristal.
Avec beaucoup de sensibilité, Philippe Rahmy tente de comprendre ce qu’il est à travers l’évocation des siens et la figure d’Herschel Grynszpan. Il lui faudra des années de recherches, d’enquêtes, de réflexions pour tenter de s’approcher de ceux qui ne sont plus, de retracer l’odyssée de sa famille à travers l’Histoire.
Il décide notamment de voyager car il a besoin de voir les paysages qu’ont traversés ceux qu’il aime, de sentir l’air qu’ils ont respiré, d’entendre la langue qui fut la leur.
C’est une histoire peu commune qui est la sienne, au croisement de différents pays, de différentes religions, il est l’enfant d’un métissage, d’êtres qui se sont aimés malgré tout ce qui les opposait.
Un grand-père paternel, Ali Rahmy, qui fait un voyage en Suisse afin d’acheter des vaches pour son exploitation agricole de Moyenne-Égypte. C’est là qu’il rencontre Yvonne Plumard, fille d’agriculteurs : contre l’avis de ses parents, elle abandonne ses études et suit son futur mari en Égypte : Adly, le père de Philippe, naîtra là-bas.
Et puis il y a, fantôme omniprésent, compagnon de route, Herschel Grynzpan qui, avant de commettre son attentat, a laissé cette lettre à ses parents : « Mes chers parents, je ne pouvais agir autrement. Que Dieu me pardonne. Mon coeur saigne lorsque j’entends parler de la tragédie des douze mille Juifs. Je me dois de protester pour que le monde entier entende mon cri et cela, je suis contraint de le faire. Pardonnez-moi. Herschel. »
Il fallait pour l’auteur aller en Israël afin de comprendre Herschel et s’approcher de celui qui n’a jamais atteint la Terre Promise. Mais là-bas, aussi étrange que cela paraisse, c’est de son père, le musulman, qu’il sent la présence : « Oh, père! Toi l’Égyptien dont j’ai recueilli le dernier souffle, je t’aime, coeur battant. Je poursuis Herschel Grynszpan en Israël mais c’est toi que je sens à mes côtés, dans cette froide lumière d’aéroport.» « Il n’est pas innocent que je trouve, à la fois, le lieu et les mots pour raconter mon père, ici, en Israël, où je me suis rendu pour écouter un autre silence, pour raconter une autre histoire, celle d’une famille juive, celle d’Herschel Grynszpan. J’ignore comment ces deux silences se répondent, ces deux royaumes complémentaires, quête biographique et quête littéraire, monde musulman et monde juif, s’ils s’ignorent au fond de moi, ou s’ils ont même conscience l’un de l’autre. Peu importe. Herschel me hante comme me hante mon père, comme l’histoire des Juifs et des musulmans ne cesse de s’écrire, mêlant les voix des morts à celles des vivants. » Deux histoires s’enlacent, se mêlent, s’entremêlent : celle du juif et celle du musulman, deux histoires qui sont la sienne et dont il est le fruit.
En effet, sa grand-mère maternelle, Gertrud, renie le judaïsme et se convertit au protestantisme pour épouser son grand-père Martin, médecin membre du parti nazi.
Rejetée par les siens, elle s’installe à Berlin tandis que Charlotte, sa grand-tante, part en Terre Sainte.
« Peut-être n’aurais-je pas éprouvé la même tendresse pour Israël, si je n’avais pas entendu ma mère me parler de sa tante Charlotte Wolff. J’avais décidé de ne pas évoquer cette jeune fille portant une tresse de cheveux noirs… Je voulais rester l’Arabe Rahmy qui s’adresse au Juif Grynszpan par-dessus un mur infranchissable. Que les camps soient bien délimités. Lui d’un côté et moi de l’autre.»
Mais les deux territoires sont poreux, perméables : Philippe Rahmy EST le juif et l’arabe, il appartient à l’un et à l’autre peuple, il est la tresse qui unit tous ces fils.
Voilà où se trouve Philippe Rahmy, à la croisée de ces chemins, au carrefour d’histoires, de croyances et de terres différentes. Je me dis qu’être porteur de toute cette lignée incite forcément à s’interroger sur la question de l’identité et de la fraternité.
Qui est celui qui est issu de ces mondes, de quel héritage est-il porteur, quelle route doit-il emprunter, dans quelle direction doit-il poursuivre son chemin ?
Ce livre, comme un puzzle, comme un entrelacs de voix, retrace la destinée de chacun des membres de cette famille, effleure leurs secrets qui le resteront à jamais, évoque ce que furent leur vie et leur mort.
Comme des monarques, ces papillons qui traversent plusieurs pays, plusieurs continents, toujours groupés, la famille de Philippe Rahmy, issue de différents peuples, a su rester une malgré les divergences d’origines, de croyances et de pensées. C’est peut-être précisément le message que l’auteur nous livre ici à mi-voix : les frontières n’arrêteront jamais personne car, au fond, elles n’existent pas, n’ont rien de réel, de tangible. Elles ne séquestreront jamais les hommes qui de tout temps ont traversé les continents, les océans pour vivre ensemble.
Leurs enfants en sont le fruit.
Philippe Rahmy le sait, il est l’un d’eux.
Un très beau texte empreint de sensibilité, d’humanité et de générosité… Une voix rare et sensible à découvrir absolument.

Alors que je terminais cet article, je découvre par hasard une chronique qui m’apprend que Philippe Rahmy est décédé le 1er octobre 2017 à l’âge de 52 ans de la maladie des os de verre.
Je n’ai rien changé à ce que j’ai écrit. Je n’en ai pas le coeur. Un écrivain dont on partage l’intimité, même le temps d’un livre, ne peut pas ne plus être…

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