Lydie Salvayre
Points
août 2014
264 p.  7,30 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 

« J’ai offert un au-delà à ma mère »

 

Il y a quelques semaines, j’ai rencontré la lauréate du Prix Goncourt, dont j’avais beaucoup aimé le livre, « Pas pleurer » (vous pouvez lire notre critique ici).  Rencontre avec une auteure géniale autour de l’écriture, de l’exil et de sa mère bien sûr, grande et belle héroïne de ce roman.

On découvre dans votre livre une étonnante langue maternelle.
Lorsqu’elle arrive en France en 1939, ma mère ne sait pas un mot de français. Petit à petit, elle va s’inventer cette langue qui est un mélange de français et d’espagnol très incorrect, plein de confusions et de barbarismes. Ce «  fragnol », ainsi que je l’appelle, j’en avais honte quand j’étais enfant parce qu’il était le signe que ma mère était étrangère, mal intégrée. Mais, alors que j’avais toujours pensé qu’elle maltraitait le français, en vieillissant je me suis dit qu’en fait elle le rendait plus joyeux, plus poétique, qu’elle lui donnait de l’air. Au fond, elle le vivifiait. J’ai eu beaucoup de plaisir à recréer ce fragnol et d’une certaine manière faire renaître ma mère, puisqu’elle n’est plus là. Et, depuis peu, je me dis aussi qu’en réalité j’écris moi-même ce fragnol depuis longtemps, mais de façon invisible, car je crois que mon français a été travaillé souterrainement par l’espagnol, à mon insu. Par exemple, l’imparfait du subjonctif dont j’ai usé et abusé dans mes textes est dans la conversation espagnole d’usage tout à fait courant. Ou le fait que dans mes textes cohabitent plaisanteries de mauvais goût et langage châtié, c’est une caractéristique de la littérature picaresque. On le trouve un peu en France chez Rabelais, mais après la fondation de l’Académie cela disparaît. Je me suis donc découverte inséparablement, dans l’écriture, à la fois française et espagnole.

Cette langue maternelle semble imprégner votre travail d’écrivain à un autre niveau. Vos textes pour la plupart sont des retranscriptions, voire des pastiches, de discours -politique, économique, administratif. Le fait d’avoir baigné enfant dans ce langage maternel fantaisiste a dû affûter votre oreille.
Bien sûr, ça a développé une attention très vive au langage, en particulier parce que je ne voulais pas au départ reproduire les incorrections maternelles. Je souhaitais mieux parler que tous les petits Français, j’étais à l’affût, avec le désir de m’approprier la langue. D’où mon appétit de lecture peut-être sans doute. Je pense aussi que cette liberté de ma mère, qui se crée une langue singulière, m’a en quelque sorte autorisée à créer la mienne, ma langue littéraire.

Votre mère est donc le premier écrivain que vous ayez croisé.
Mais elle était écrivain sans le savoir et en souffrait plutôt. Elle aurait souhaité être parfaitement intégrée et parler un français parfait, elle n’y arrivait pas.

Vous bousculez énormément de clichés. D’habitude, on dit qu’une personne parle bien le français ou qu’elle le parle mal. Vous montrez que c’est plus complexe. Votre mère parle une langue qui a une véritable logique, fût-elle personnelle, et qui est très créative.
En effet, cette partition entre le bien dire et le mal dire m’insupporte. Qu’est ce que cela signifie ? Le mal dire de ma mère est peut-être un extraordinaire bien dire poétique, une sorte de détricotage et de reconstruction très inventive de la langue. Et cela pose aussi une question politique : le bien dire est-il menacé par les mots immigrés ? Les mots étrangers viennent-ils souiller la langue ? Ou au contraire apportent-ils du sel, de la chair, un vent d’ailleurs ?  

Pour la mère, le simple fait de vouloir raconter tout en se battant avec cette langue française dénote un incroyable courage.
Sans doute. C’est un courage que n’avait pas mon père qui jusqu’à la fin de ses jours a parlé espagnol à la maison. Il ne se risquait pas dans la langue française et vivait dans une île qui s’appelait l’Espagne en France, entouré d’amis espagnols comme lui. Ma mère se risque et c’est vrai qu’il faut du courage pour cela. Elle va même chercher des mots qu’elle croit chics, elle aime bien certaines expressions, entendues ici et là, qui lui semblent raffinées et deviennent drôles dans sa bouche.

Vous êtes la première à vous lancer dans une telle aventure littéraire. On se souvient des « Ritals », où Cavanna tentait de reproduire le langage de son père immigré italien mais, tout comme d’autres tentatives depuis, il s’agissait seulement de morceaux de dialogues. Ici, la langue de la mère devient parfois le corps du texte lui-même. Votre livre marque-t-il la création d’une littérature d’immigration en France ?
Peut-être en France. Quelqu’un comme Diaz, un romancier dominicain qui vit à New York, écrit un mélange absolument savoureux d’anglais et d’espagnol. Jonathan Safran Foer, dans « Tout est illuminé », met en scène un personnage qui parle une langue mixte entre russe et américain. C’est un champ d’exploration tellement délicieux.

Chez les Anglo-Saxons il existe en effet une littérature d’immigration bien identifiée. Ici, on peut rapprocher votre livre du travail de quelqu’un comme Patrick Chamoiseau, qui introduit le créole martiniquais dans la littérature française. Mais le créole immigré n’avait pas d’existence littéraire jusqu’à vous.
Je ne sais pas. Et pourtant il y a une population immigrée en France et probablement des écrivains issus de l’immigration, et cela nous permet de mesurer le poids de la langue dominante puisqu’on s’y plie et que je m’y suis pliée jusqu’à aujourd’hui.

On débouche toujours sur des questions politiques.
La question de la langue est toujours une question politique.

Venons-en au contenu du livre. Les souvenirs de Montserrat, la mère de la narratrice, sont déclenchés parce qu’elle voit à la télévision Nicolas Sarkozy se faire vertement apostropher par un syndicaliste. Ce détail signifie-t-il que nous devons faire un lien entre 36 et aujourd’hui ?
J’ai vu dans ce syndicaliste quelque chose du frère de ma mère, dont elle me parlait souvent. Un  discours révolté, impétueux, un personnage qui ne plie devant personne et ne se soumet pas au système. Josep naît dans un village très pauvre de Catalogne où tout est immuable, où les paysans vivent de la même manière depuis des siècles, avec de gros propriétaires terriens qui les traitent mal. Il se rend en juillet 36 avec Montse dans la ville de Lerida qui est en pleine insurrection libertaire et vit de manière autogérée sans pouvoir central, sans églises, sans bureaucratie, sans argent, sans police. Cela ne dure que quelque mois, mais pour Montse et Josep c’est un enchantement, un miracle dont ma mère gardera le souvenir jusqu’à sa mort.

Dans le livre, Montse a tout oublié de sa vie sauf cet été 36.
Ça, c’est la part romanesque. Mais c’est vrai que ma mère âgée avait des troubles de mémoire et des choses récentes étaient aussitôt oubliées. Le souvenir de 36, lui, elle l’a gardé intact jusqu’à la fin de sa vie.

Quand vous étiez petite, est-ce que vous avez baigné dans le souvenir de ces événements, ou est-ce qu’au contraire on n’en parlait pas à la maison ?
Bien sûr qu’on en parlait mais, lorsque nous étions enfants, mes sœurs et moi n’en voulions rien savoir. Nous voulions être comme les autres, avec des parents normaux, qui auraient parlé français et n’auraient pas vécu toutes ces choses. Il m’a fallu beaucoup de temps pour que cette histoire-là arrive jusqu’à moi.

Entre autres aventures terribles qui vont suivre la parenthèse enchantée de juillet 36 dans la ville de Lerida, vous racontez que votre mère est victime d’un mariage forcé.
En quelque sorte, mais son amour de la vie va lui permettre de le vivre de façon non tragique. Ça me sidère. Montse à quinze ans découvre brutalement la liberté et l’amour, et vit dans le même temps une révolution intime et collective. Elle a une courte relation avec un jeune homme français dont elle ne connait que le prénom, André, et que la légende familiale rebaptise André Malraux. Elle sera enceinte de lui, rentrera au village et finira par épouser un autre jeune homme qui s’appelle Diego, acquis aux idées communistes.

On est là dans une tragédie grecque : le jeune époux est communiste et le frère anarchiste. Un véritable duel à l’antique.
Ce qui m’intéressait surtout, c’était de montrer à quel point souvent les arguments ne sont que le maquillage d’éléments très souterrains, affectifs et irraisonnables. C’est le cas de ces deux garçons. On peut dire que ce sont les idées politiques qui les opposent, mais peut-être est-ce tout autant ce qui les renvoie à des rivalités d’enfance des humiliations non résolues. Je suis toujours sensible à la dimension irrationnelle des arguments politiques. Qu’est ce qui nous pousse là ou là ? C’est souvent la peur, disait Bernanos. Pour lui, le grand danger pour les honnêtes gens c’est d’être instrumentalisés par la peur, ce qui résonne très fort aujourd’hui.

Vous faites souvent référence à Bernanos dans le livre.
Je ne l’avais jamais lu, sans doute prisonnière du préjugé qui classe Bernanos dans les écrivains catholiques, alors qu’il est tellement plus. Et puis, il y a deux ans, je découvre « Les grands cimetières sous la lune ». Je suis tellement bouleversée que dans la suite immédiate de cette lecture j’écris les premières phrases de mon livre. Sa voix a appelé la voix de ma mère, ou peut-être ma mère qui était là est entrée en résonnance avec la voix de Bernanos, je ne sais pas.

Parce qu’avant ce livre, l’idée de raconter la guerre d’Espagne et l’exil en France de vos parents ne vous avait pas effleuré ?µ
Non, parce que je déteste le pathétique, le sentimentalisme bon marché, et je me disais que je ne pourrais prendre le recul nécessaire pour raconter l’exil maternel, l’arrivée en France, les premières années d’exil.

Vous dites aussi que vous aviez gardé ça dans un coin de votre tête pour vous dérober aux questionnements. Lesquels ?
Bernanos voit dans la guerre d’Espagne la préfiguration de tout ce qui va se passer après : la montée des nationalismes, du fanatisme religieux, la faiblesse de l’Europe qui n’ose pas intervenir. Et il y a ce mot de « national », les franquistes s’appelaient ainsi, les nationaux. Je me disais qu’on pouvait poser la question aujourd’hui d’un fourvoiement du nationalisme lorsqu’il défend une nation pure avec la xénophobie, la fermeture, l’étroitesse, à la différence du nationalisme de Malraux, pour qui c’est la communauté des rêves. Il y a énormément de choses à apprendre de cette guerre.

Vous rappelez le rôle du clergé.
J’ai découvert sa violence en lisant Bernanos. Je savais qu’il y avait eu des crimes de part et d’autre, mais que le clergé ait béni à ce point les exactions franquistes, qu’il y ait eu une lettre collective des évêques espagnols pour soutenir le régime de Franco, je l’ignorais tout comme j’ignorais qu’en France des gens comme Claudel avaient défendu la croisade franquiste. Pour un chrétien comme Bernanos, qui l’est sincèrement, ce dévoiement de l’église est insupportable.

Ecrire ce livre a dû être assez difficile. A la fin du livre, Franco a gagné et votre famille est obligée de s’exiler en France. On sent alors beaucoup de pudeur et de retenue. Vous ne racontez pas tout.
Par fidélité à l’esprit de ma mère, qui disait qu’il ne fallait pas pleurer mais serrer les dents, ne pas se complaire dans son propre malheur ni s’apitoyer sur son sort. J’ai beaucoup aimé ça chez elle. Je ne voulais pas m’étendre sur ce qui a été le pire dans cette histoire, l’exil. L’arrivée en France dans le camp de concentration d’Argelès-sur-Mer puis le camp d’internement de Mauzac et les années qui suivent sont terribles. Ils manquent de tout, ne savent pas parler, vivent dans des endroits sordides, c’est très très très dur.

Et maintenant que ce livre est écrit et publié, comment le vivez-vous? Peut-être avez-vous la sensation du devoir accompli ?
Je suis contente d’avoir mis en sûreté ces choses qui auraient pu disparaître. Et je suis surtout heureuse d’avoir redonné vie à ma mère. Elle s’appelait Montserrat Monclus Arjona, je l’ai écrit en toutes lettres dans le livre pour mettre son nom en sûreté, pour qu’il dure encore un peu. Je lisais récemment dans le blog d’Eric Chevillard que l’au-delà, pour les gens qui ne croient pas, n’était rien d’autre que la vie des morts dans nos esprits. Et bien voilà, j’offre un au-delà à ma mère et ça, ça me plaît beaucoup.

Propos recueillis par Sylvie Tanette

 

 
 
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