Paula Jacques
Stock
février 2015
360 p.  20 €
ebook avec DRM 14,99 €
 
 
 
Rencontre avec Paula Jacques

« Je montre un Israël qu’on ne connaît pas » 

Grande dame de la radio, puisqu’elle produit et anime depuis 1999 l’émission « Cosmopolitaine », le dimanche sur France inter, Paula Jacques est aussi et surtout écrivain. Prix Femina 1991 pour « Deborah et les anges dissipés », elle a publié une dizaine de romans, nés en grande partie d’un riche matériau autobiographique. Car Paula Jacques, née au Caire, est l’inlassable écrivain d’une disparition, celle de la communauté juive d’Egypte, chassée par Nasser en 1956. Aujourd’hui, elle signe un livre un peu différent des précédents, lourd de polémiques historiques. Un livre qui est le fruit de cinq longues années de travail mais, nous dit-elle, qui mûrissait en elle depuis bien plus longtemps encore.

Lola et Solly sont deux adolescents orphelins, frères et sœurs, qui débarquent en Israël dans les années 50, comme nombre d’autres juifs égyptiens. Très vite, ils trouvent refuge au sein du quartier populaire de Wadi Salib, sur les hauteurs d’Haïfa. Ils parviennent à louer une chambre dans une grande et ancienne maison décatie, accueillis par Magda et Ruthie, deux anciennes déportées qui vivent là avec Georgie, le neveu de Magda. Ainsi une famille hétéroclite va-t-elle se constituer. Georgie et Solly, ingénieux petits voyous, vont se lancer dans toutes sortes de trafics très lucratifs, Lola va à l’école, Ruthie s’enferme toujours plus dans un étrange silence, Magda cuisine pour tous.

Lola est fascinée par Ruthie la poétesse, qui jamais ne dit rien. C’est pourtant Magda qui cache un lourd secret, qu’elle doit révéler à la suite d’une lettre de dénonciation. Lisant les interrogatoires de police, Lola découvre que Magda a été chef de bloc, autrement dit kapo, à Ravensbrück.

Vous abordez dans ce roman plusieurs sujets polémiques. L’écrire a peut-être été difficile ?
En effet, car il y a ce dictat : a-t-on le droit de faire de la littérature avec l’histoire des camps ? Je voulais absolument parler de tout cela mais sous un certain angle. Je ne me permettais pas, en tant qu’auteur, d’entrer dans le camp, et j’ai adopté un point de vue particulier puisque j’ai imaginé que mon héroïne a été chef de bloc à Ravensbrück et qu’on va lui demander de s’expliquer. En Israël, au moment de l’arrestation d’Eichmann, il y a eu une énorme vague de dénonciations de collaborateurs juifs dans les camps nazis, dénonciations qui ont été suivies de procès. Selon moi, et contrairement à ce que disait Hannah Arendt pour qui les collaborateurs juifs étaient finalement aussi coupables que leurs bourreaux, selon moi ce sont des victimes qui ont réagi à l’instinct de survie. Je voulais montrer ce débat entre la lumière et l’ombre, ces choses inexpiables qu’on a faites pour survivre et finalement se justifient. En effet, les déportés qui ont été interrogés sur le rôle des responsables dans les hiérarchies des camps ont dit qu’au fond, pour survivre un jour de plus ils auraient fait la même chose. Et Magda a certes usé de ses privilèges de chef de bloc pour rester en vie, peut-être a-t-elle été un peu brutale sous le regard des SS qui obligeaient leurs victimes à être sévères et en faisaient l’instrument de leur perversité, mais elle n’a jamais tué personne. Au contraire, elle a aidé autant qu’elle a pu et elle a sauvé Ruthie, qui vit avec elle en Israël. Il y a quelques temps, j’ai vu un film réalisé par Dan Setton, un documentariste israélien. Le film s’appelle « Kapo », Setton a rencontré des femmes qui avaient été chefs de bloc. Ce qui m’a le plus frappée ce sont deux anciennes déportées d’Auschwitz. L’une a été simple détenue, l’autre chef de tous les baraquements. Et elles étaient tellement amies, cela m’a sidérée. Voilà, je suis partie de cette histoire.

N’y a-t-il pas eu de l’autocensure ?
Non. La difficulté résidait surtout dans la façon de restituer les choses. Au moment de la dénonciation, je me suis demandée ce que je devais faire. Magda est arrêtée, déférée devant le tribunal. Comment rendre cette histoire ? J’ai choisi qu’il n’y ait pas de narrateur extérieur à la perception des personnages. Je cherchais un moyen qui m’offre toute liberté d’expression et j’ai imaginé d’écrire toute cette partie sur le mode des interrogatoires de police. Je suis allée voir un avocat à qui j’ai demandé de me faire lire un interrogatoire type. Quelles sont les expressions des policiers ? Comment signifie-on une pause dans un interrogatoire ? Comment le reprend-on ? A partir de là, j’ai écrit cinquante pages avec une grande facilité. Le cadre de l’interrogatoire me permet de raconter toute cette histoire du camp avec les mots de Magda et les questions des policiers israéliens, dans cette espèce de duel qui s’instaure entre un personne qui est placée en garde à vue et ses juges. Je voulais, par ce moyen, donner la parole à Magda. C’est elle qui s’exprime, qui répond aux policiers. Elle se défend, nie dans un premier temps puis explique comment elle a été déportée, ce qu’elle a fait dans le camp. Et de fatigue, elle va avouer.

Il y a d’autres sujets polémiques dans ce livre, notamment la place des Juifs marocains en Israël.
Je situe mon récit au cours de deux années extrêmement riches d’événements. En 59, Israël est encore un état tout jeune, toujours en train de se constituer, un état très pauvre qui doit accueillir des centaines de milliers d’immigrants venus de la terre entière. Des gens de culture et de tradition très différentes qu’il faut intégrer. Mais Israël a été fondé par des Juifs européens qui, lorsque débarquent ces Juifs expulsés ou fuyant les pays arabes, se retrouvent face à un problème. Ils ont la sensation d’avoir affaire à des gens qui n’ont pas la même éducation, semblent ne pas pouvoir entrer dans la modernité tant ils sont attachés à leurs traditions, des gens qui font trop d’enfants, sont trop braillards et trop exubérants. Un regard très méprisant est posé sur cette communauté qui va vivre dans le chômage et la pauvreté. Et puis il y a la révolte historique de Wadi Salib en 59. Pour la première fois de son histoire, l’Etat d’Israël est confronté à une sorte d’insurrection dans ce quartier pauvre, peuplé de Juifs marocains. Ils vont se répandre dans les quartiers riches d’Haïfa et tout vandaliser. En rétorsion, le gouvernement israélien dispersera tous ces gens-là aux quatre coins du pays et raser Wadi Salib.

Vous dites que les Juifs des pays arabes sont à peine au courant de l’existence d’un génocide.
Même les Israéliens n’en parlent pas, et ce pour plusieurs raisons. On considère que les déportés étaient des lâches, des moutons, or on est en train de créer le nouvel homme israélien, fort, guerrier et viril, on ne veut pas se retourner sur ce passé. Quant à ceux qui ont survécu aux camps, ils se muent en méchants puisqu’on suppose qu’ils n’ont pu survivre qu’en marchant sur le corps de leurs camarades. Donc on ne parle pas du génocide, les déportés eux-mêmes se taisent, comme partout d’ailleurs. En France non plus on ne veut pas les écouter. Mais tout cela se renverse avec le procès d’Eichmann. Le pays s’émeut, ouvre les yeux sur le génocide, les choses changent et on commence à prendre en compte la souffrance de ces Juifs-là.

Mais ces débuts d’Israël, avec ce mépris face aux Juifs marocains et face aux rescapés des camps, sont assez peu abordés en littérature.
Je crois en effet qu’il y a quelque chose d’inédit dans ce livre. Je montre un Israël qu’on ne connait pas. Les Israéliens sont en train de construire ce pays, ils ont une vraie énergie et une réserve d’intellectuels, d’ingénieurs, de scientifiques extraordinaire. Surtout, ils ont un idéal encore très pur : ils vénèrent l’homme du kibboutz, celui qui va retourner à la terre. Il existe alors une sorte de visage angélique de cette nation qui a disparu aujourd’hui, Israël est un pays extrêmement matérialiste, comme les autres. Et tout ceci est vu à travers le regard de deux adolescents qui viennent d’Egypte.

Car en effet ce n’est pas un essai historique mais un roman.
Quand j’écris un roman, le cadre historique est important mais ce n’est pas ce qui m’intéresse le plus. Ce qui m’intéresse, ce sont les personnages. J’ai travaillé par rapport à mes propres sentiments puisque je me suis retrouvée en Israël à l’âge de neuf ans, après notre expulsion d’Egypte, avec mes deux frères. Ma mère ne pouvait pas s’occuper de nous. Nous sommes arrivés dans ce pays très effrayés, et aussitôt l’agence juive nous a séparés. Moi dans un kibboutz, mon grand frère dans un autre, et le plus petit dans un village. Durant trois ans, j’ai vécu dans un sentiment d’abandon, de peur, de frustration. Ma mère était déjà en France et je voulais la rejoindre. C’est tout cela qui m’a poussée à créer Solly et Lola, frère et sœurs dont les parents viennent de mourir.

Lola va être fascinée par Ruthie.
Parce que Ruthie est une artiste qui écrit des poèmes, et parce que Lola sent qu’il y a un secret dans cette vie, elle pense que Ruthie cache des mystères extraordinaires. Lola est une imaginative, elle passe son temps à échafauder toutes sortes d’histoires. Mais le roman qu’elle crée autour de Ruthie cache le véritable secret qui est celui de Magda. Et puis il va y avoir toutes sortes de péripéties, des épreuves que tous devront traverser. En particulier la démolition de leur maison, ils vont être obligés de partir, car je raconte toujours des pays en train de tomber en ruine. A travers tout cela, ce qui m’importait c’était de montrer comment dans l’adversité va se constituer une chaude famille humaine improbable avec deux orphelins venus d’Egypte et deux femmes survivantes des camps.

Propos recueillis par Sylvie Tanette

 

 
 
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