Marie-Magdeleine Lessana
Paulsen
demarches
mai 2016
200 p.  18,50 €
 
 
 

Donner une image idyllique de ses vacances
au détriment du vécu

 A la manière de Pier Paolo Pasolini dans l’Italie de 1959, l’auteure et psychanalyste Marie-Magdeleine Lessana a effectué l’année dernière un tour de France par ses côtes à la rencontre des estivants et des locaux. De la côte d’Opale aux rives de la Méditerranée, elle raconte « En suivant la mer » une France marquée par les attentats, partagée face à l’émigration, standardisée dans sa manière de « consommer » ses vacances, et découvre aussi bien la laideur d’un littoral bétonné que la beauté de certains paysages sauvages.

Comment ce projet est-il né ?
J’avais lu il y a quelques années « La longue route du sable » de Pasolini, où l’auteur fait le tour de l’Italie par la côte, et j’avais été touchée par son regard à la fois frais et pointu sur les Italiens en bord de mer, par l’appréhension selon une même ligne des contours de l’Italie. L’année dernière, au moment de préparer mes vacances d’été, j’ai ressenti un impératif de me mettre en mouvement, de ne pas suivre mon schéma traditionnel de vacances, et ai donc décidé, un peu sur un coup de tête, de faire le tour de la France par ses côtes, sans préparation, en ayant en mémoire cet ouvrage de Pasolini, qui comprend deux versions, dont une illustrée.

Justement, une amie artiste, Florence, vous accompagne les premiers jours de votre périple, et photographie. L’intention première était-elle de réaliser un ouvrage illustré ?
Non, ce n’était pas le cas. Florence m’a accompagnée de Calais à Dunkerque, puis nous sommes allées ensemble à Etretat. C’était agréable de l’avoir à mes côtés mais j’ai rapidement compris que l’expérience ne serait pas la même à deux. J’avais besoin de me perdre, de passer du temps dans tel ou tel endroit selon mon humeur, et je craignais que la parole de l’autre vienne « déranger » mes pensées. Le mouvement de la route, c’est aussi le mouvement de la pensée, des visions, des regards, des sensations, et un corps en mouvement. Je ne voulais pas que nous nous construisions une coquille à toutes les deux, qui m’aurait empêcher de saisir l’essentiel. Je n’avais pas de but en partant, mais j’avais une méthode, la même que Pasolini. Il n’était pas question d’écrire un ouvrage sociologique ou politique, mais de satisfaire un souhait personnel, de répondre à un appel. A mon sens, un objet artistique ne connaît pas son issue quand il commence.

 Vous évoquez dans votre livre un carnet de notes, dans lequel vous écrivez à chaque étape, ou sur la route. Consigniez-vous plutôt des anecdotes, vos analyses, des souvenirs ?
Tout cela en même temps. Aussi bien une idée de passage que des souvenirs, au moment où ils me venaient, sous la forme d’un mot, d’une expression. A l’heure du déjeuner ou du dîner, j’écrivais des phrases plus longues et dessinais le chemin parcouru sur une carte. Je prenais également beaucoup de photographies, qui m’ont aidée au moment de la rédaction finale à me souvenir d’une couleur, d’une anecdote. Je ne voulais pas d’un ouvrage descriptif.

Page 80, vous écrivez : « De ma fenêtre, j’observe les gens sur le quai au réveil. Ce qui domine à mes yeux est la normalisation de la vie, une sorte de morale sociale partout….» De la côte d’Opale aux rives de la Méditerranée, cette « normalisation » vous semble-t-elle le fil rouge de votre voyage ?  
De manière générale, j’ai observé au cours de mon voyage un certain repli sur la cellule familiale, sur une famille contrôlée, maîtrisée. Des gens rassemblés sur leur serviette, dans leur voiture, autour de leur pique-nique et de leurs enfants. Point d’exubérance ni d’érotisme, à la différence d’autres pays, comme l’Espagne, où je vais souvent. Ce n’était pas le cas partout bien sûr : dans certaines villes, on sent que les gens respirent, que cela fonctionne, alors que d’autres sont plus méfiantes. C’est dû à tout un tas de raisons : l’histoire de la ville, son architecture, la volonté des élus locaux… Comme en chimie, les éléments cristallisent de telle ou telle façon.

Vous décrivez la manière dont les gens s’approprient l’espace et y transposent leur quotidien. Quel regard portez-vous sur ce rituel des vacances un an après le début de votre voyage ?
Il y avait une certaine pesanteur dans ce que j’observais, une certaine fatigue : le fait d’acheter des bouées aux enfants, de leur faire faire des activités, tout arrivait comme une injonction, celle de réussir ses vacances et de le faire savoir avant même qu’elles ne soient finies. Le sensuel, l’oubli de soi inhérent au jeu, à la nage, au sommeil sur la plage, disparaissaient au profit d’un certain contrôle, d’une standardisation dans la manière de « consommer » ses vacances. L’expérience ne compte pas. Ce qui compte, c’est de donner à l’autre une vision idyllique de ses propres au vacances, au détriment du vécu.

Propos recueillis par Laëtitia Favro

photo Jean-Pierre Bertrand

 
 
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