o n  l  a  v u
  Les sauvages  
« Il faut actualiser le roman national »

« Les Sauvages » débute lundi prochain sur Canal Plus. Adaptée des romans éponymes de Sabri Louatah qui cosigne le scénario avec la réalisatrice Rebecca Zlotowski, la série raconte une France que l’on ne voit jamais à la télé. Une France diverse dans laquelle un candidat d’origine algérienne Idder Chaouch accède à la présidence de la république. Un fait politique majeur qui va bouleverser la vie de sa famille. Très poétiquement réalisée, elle mélange les genres. À la fois soap et thriller politique. Six épisodes captivants. Et un casting de rêve fait de valeurs sûres comme Amira Casar, Marina Foïs ou Roschdy Zem et d’une nouvelle génération de comédiens formidables.

Entretien

avec le romancier et scénariste Sabri Louatah.

Dans la série, la question centrale que vous posez est celle de la représentation. Comment représenter « la diversité » et jusqu’où la représenter ?
Sabri Louatah: On pourrait croire que c’est anodin le nombre d’Arabes ou de Noirs que l’on voit à l’écran mais, en fait, c’est une question gigantesque. Quand j’étais gamin, j’ai failli devenir fou à ne jamais me voir représenté que sous les traits de dealer ou de mec de banlieue. C’est compliqué de se projeter soi-même quand on ne se voit pas à l’écran. Il ne faut pas écrire des déclarations d’intention mais écrire des oeuvres où l’on voit les gens vivre. La série est l’art parfait pour voir les gens vivre dans la durée. Dans « Les Sauvages », on passe six heures avec eux. On a le temps de les voir à l’écran. On a le temps de voir qu’ils sont écartelés. Tous les personnages de la série traversent une crise d’identité parce que je pense que la France traverse une crise d’identité. En tant que peuple, on ne sait plus qui on est. Les Américains ont le rêve américain. Nous, on a le roman national. Il n’y a pas de rêve français. C’est un pays qui se voit à travers un récit très constitué. Mais de ce récit, les Arabes et les Noirs en sont absents. On ne parle jamais de la colonisation. On parle de la décolonisation. Comme si les 130 années qui avaient précédé en Algérie n’avaient jamais existé. Il faut actualiser le roman national. C’est ce à quoi s’attache « Les Sauvages ».

Bande annonce

Comment transforme-t-on une ambition de cette taille à l’écran ?
J’ai toujours voulu écrire des séries. En tant que romancier, je suis attiré par le feuilleton. Mon premier roman, « Les Sauvages » est une série de romans très feuilletonnante. Les chapitres sont courts. Chacun se termine sur un clin d’oeil ou un « cliffhanger ». Je suis attiré par cette nervosité. Et en tant que créateur de série, je suis attiré par le souffle romanesque. Pour moi, les deux écritures se complètent parfaitement. Elles m’ont permis de développer un récit qui était le seul à pouvoir prendre à bras le corps mon projet. Je ne pense pas qu’on puisse actualiser le récit national sans passer par une narration hybride.

Quand une oeuvre existe sous forme de roman, il est tentant pour l’auteur de s’aventurer sur le terrain sériel mais pas si facile, non plus. Il faut accepter de perdre la maîtrise totale du romancier et de lâcher prise…
Écrire une série, c’est apprendre à lâcher prise. Même si sur le roman, je me fixais des contraintes. J’ai une règle, par exemple, concernant mes chapitres. Ils ne doivent jamais dépasser 1 800 mots. Ils doivent correspondre à trois arrêts de métro. C’est important qu’une narration aille vite. Cela dit, cela a été beaucoup plus difficile d’écrire la série que le roman qui fait pourtant 1 500 pages. Mais je les ai écrites dans une sorte d’enthousiasme. J’avais un appétit de fiction. Sans me demander comment elles entraient dans une économie générale. Alors que lorsqu’on écrit un scénario, tout est limité. On a vraiment très peu de place. Tout est compté au millimètre. Ce qu’on écrit n’est pas vraiment une œuvre, c’est un document de travail pour le réalisateur. C’est une école de la frustration. On pourrait croire qu’une adaptation est un gain de temps parce que les personnages ont déjà vécu sur le papier, qu’ils ont une forme d’« organicité ». Mais, en vérité, c’est un gain de temps qui se convertit très rapidement en obstacle. La traduction à l’écran implique de repenser toute la matière. 

On n’écrit pas si on n’est pas fâché avec soi-même

Le processus créatif a-t-il été difficile ?
Oui. Avant l’arrivée de Rebecca en 2017. Je me suis vraiment dit : « cela ne va pas marcher ». C’était en 2015 au moment des attentats. Cela a tout bouleversé. J’étais en train de finir le tome 4 du roman. Cela m’a complètement ralenti. Je devenais fou. Je n’y arrivais plus. Je ne savais plus le pays dans lequel j’étais. Il y avait la violence du réel. Même Canal Plus a douté à ce moment-là. Est-ce qu’on peut raconter cela ? La matière était trop brûlante. C’est l’angle de l’histoire qui m’a ramené au projet. Ce n’était pas une série sur le terrorisme. La terreur était là. La panique était là. Mais on racontait quelque chose de beaucoup plus souterrain sur la société. Ce que l’on racontait, c’est la France. Et la France était restée là. Les gens de la fiction de Canal Plus se sont acharnés pour que la série existe, ils ont été formidables alors que ce n’était pas gagné.

Cette réalité a-t-elle altéré vos choix ?
Jamais. Au contraire. C’est pour cela que cela a été difficile. Mon approche des choses en général est très frontale. Je suis très franc dans ma vie personnelle. Le cinéma américain politique des années 70 a été un énorme exemple. Alors que l’Amérique était en train de perdre son âme au Vietnam, il le racontait avec des grands récits magnifiques. C’est « Voyage au bout de l’enfer » qui nous a réunis avec Rebecca. Ce cinéma a aussi eu un mauvais côté. Il a encouragé la paranoïa, la défiance vis-à-vis de la démocratie mais il cherchait à dire la vérité. Sans fards. Avec « Les Sauvages », j’avais envie de porter le fer dans la plaie.

Votre affirmation est une forme de paradoxe par rapport au personnage du président Chaouch qui ressemble à s’y méprendre à la figure charismatique de Barack Obama. Ce qui est évoque plutôt une forme d’optimisme… Vous êtes-vous fâché avec vous-même ?
On n’écrit pas si on n’est pas fâché avec soi-même. Si on n’a pas de conflits. Si on n’est pas schizophrène. On fait un autre métier. On devient politicien. On écrit des discours… Je suis évidemment en conflit avec moi-même. En vérité, la raison pour laquelle Idder Chaouch est si parfait, c’est parce que c’est un personnage de conte de fées. «Les Sauvages » sont un conte de fées amer. Un conte qui dit que Chaouch ne serait jamais possible dans la réalité. Il y a un racisme des élites, un plafond de verre.

La rencontre avec la réalisatrice Rebecca Zlotowski vous a finalement remis sur les rails…
Je suis romancier donc habitué à écrire seul. Je ne vais pas mentir. Cela a beaucoup clashé avec les deux scénaristes avec qui j’avais travaillé avant de la rencontrer. Ils avaient des pudeurs idéologiques. Ils avaient peur d’affronter la matière. Ça ne marchait pas. On ne s’entendait pas. Rebecca est arrivée en ayant lu les bouquins. Elle les avait très bien lus. Nous avons tout de suite parlé de musique classique. Elle a vu à quel point ce qui m’intéressait était d’inscrire l’histoire de cette famille dans la grande musique comme on appelait la musique classique autrefois. Faire sortir les sauvages des bois pour les faire entrer dans la grande histoire de France à laquelle ils appartiennent qu’on le veuille ou non.

Roschy Zem (Idder Chaouch)

Saint-Étienne est une ville américaine

Comment avez-vous travaillé ?
J’étais aux États-Unis. Elle est venue me voir plusieurs fois deux, trois semaines. Elle a donné de son temps. Au début, on a essentiellement discuté. On marchait dans New York pendant des heures. On parlait de nos différences. On créait les personnages. C’était vraiment très beau d’enfin m’entendre avec quelqu’un. Avec quelqu’un de sa dimension. C’est une artiste elle-même. Nous nous sommes très bien entendus d’un point de vue esthétique. Elle m’a fait participer à toutes les étapes qui sont normalement réservées au réalisateur. Le casting, les repérages, on est allé à Saint-Étienne ensemble. Elle a vu ma ville. Et j’ai vu ma ville à travers ses yeux. Elle a vu ce que je voulais qu’elle voie. C’est-à-dire à quel point ce n’est pas une ville lambda. Ce n’est pas une ville de banlieue parisienne. C’est une ville dans la nature. Les collines. Une ville du nord dans le sud qui ressemble à une ville américaine. À Detroit. Elle a vu et elle a dit : « c’est « Twin Peaks » ».

Et la confiance s’est établie…
Pour moi, il s’agissait de faire confiance à un réalisateur pour ne pas trahir cette chose si fragile qu’est la représentation d’une famille. Notamment pendant un mariage. Ce sont des souvenirs d’enfance très profonds. Les mariages algériens, c’est une chose magnifique. Mais il fallait aussi qu’elle ose. Moi, je me moque sans cesse dans mon roman de la façon dont ils sont habillés, des coutumes ridicules… Comme dans « Les Sopranos ». Rebecca est quelqu’un d’assez extraordinaire. Elle a une intuition des gens. La voir travailler, être la patronne, c’est vraiment magnifique.

Quel est votre regard sur sa mise en scène ?

C’est très beau ce qu’elle fait. C’est très hybride. Cela passe d’un genre à l’autre. Cela ressemble vraiment aux romans. Sa mise en scène ressemblait à ma narration qui est assez rapide, haletante et qui fait exister beaucoup d’histoires en même temps. On sentait tous l’urgence de raconter l’histoire. Toute l’équipe travaillait en osmose avec elle.

« Les Sauvages » est éminemment politique alors que ce n’est pas une série politique. Comment résumeriez-vous ce qu’elle dit du monde d’aujourd’hui ?
La série dit que la France est un pays multiculturel qui se vit comme un pays blanc. Il s’agit de corriger le regard. Il n’y a pas de dimension idéologiquement politique.

Après « Les Sauvages », quelle forme de narration vous correspond le plus, le roman ou la série ?
Je viens de terminer mon prochain roman. J’ai aussi envie d’en faire une série. J’aime bien les deux. Quand on écrit un roman, on est seul face à soi-même et c’est moralement difficile. Les scénaristes ne le sont jamais. Ce sont un peu des mercenaires qui travaillent pour les uns, les autres. Pour un projet collectif. Ils n’ont même pas la main, la plupart du temps. Etre un artiste, c’est-à-dire transformer le chaos mental que l’on a en vision partageable, faire passer l’irrationnel par l’entremise du langage rationnel, je le fais dans le roman. Alors que dans la série, je respire, je rencontre des subjectivités différentes de la mienne. J’ai besoin des deux.

Entretien réalisé par Marianne Levy

Sur Canal+ 6 épisodes à partir du lundi 23 septembre 2019

 
 
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