Le manteau de Greta Garbo
Nelly Kaprielian

Editions 84
août 2014
284 p.  8 €
ebook avec DRM 12,99 €
ebook avec DRM 8,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Dis-moi comment tu t’habilles…

Evidemment, dès le titre, on se dit : mais quel drôle de sujet ! Pourquoi une critique littéraire nous parle-t-elle du manteau de Greta Garbo ? C’est donc en proie à une grande perplexité qu’on se plonge dans cet objet non identifié, et pourtant en quelques pages on est conquis. « Le manteau de Greta Garbo » est probablement un des livres les plus intelligents de la rentrée littéraire, tant il est riche, surprenant, documenté. On le referme en se posant mille questions sur soi-même, auxquelles on n’avait pas forcément réfléchi. Par exemple : pourquoi est-ce que je porte toujours du noir quand je vais travailler ?

Nelly Kaprièlian, responsable des pages littéraires aux « Inrocks », a choisi pour étayer son propos une construction vertigineuse. Récit biographique, essai, autobiographie, autofiction et même science-fiction, son texte est un patchwork savamment assemblé dans lequel on avance pas à pas, où tout élément éclaire le précédent, soulève des interrogations ou hypothèses qui trouveront quelque écho plus tard, établit des liens entre des personnages et des attitudes que tout semble éloigner.

Le livre s’ouvre sur la vente aux enchères de la garde-robe de Greta Garbo, en 2012 à Los Angeles. Nelly Kaprièlian part faire un reportage sur le sujet. Cette garde-robe est effarante, entre autres parce qu’elle contient plusieurs dizaines de robes que la star n’a jamais portées. La narratrice est alors prise de l’envie d’acquérir un manteau rouge, alors même –mais elle n’en prendra conscience que plus tard- qu’elle ne porte jamais de rouge. A partir de là, elle s’interroge : pourquoi s’achète-t-on, et parfois compulsivement- des vêtements que nous ne mettons pas ? Cette interrogation en entraîne d’autres, et tirant sur ce fil puis sur un autre et encore un autre, l’auteure nous conduit dans sa quête de la vie de Garbo à celle d’Oscar Wilde, David Bowie ou Sid Vicious en faisant, de temps en temps, un petit détour par la sienne. Que dit de nous cette activité quotidienne qui consiste à s’habiller ? Que montre-t-on, et que cache-t-on, grâce aux vêtements ?

Tout ce que Nelly Kaprièlian parvient à tirer de ce point de départ, somme toute anecdotique, laisse rêveur. On se souvient de la phrase de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». L’auteur ici la revisite, et son livre devient une analyse à la fois scrupuleuse et intuitive de l’identité construite, celle que nous élaborons au cours d’une vie. Kaprièlian s’interroge sur les mécanismes de l’asservissement, sur la mode et la norme, montrant comment la société condamne, ou digère en les transformant en habitude de consommation, les comportements vestimentaires dérangeants. Les relations entre hommes et femmes sont également auscultées, Kaprièlian soulignant au passage la fâcheuse habitude qu’ont nombre d’hommes de demander à leur bien aimée de s’habiller d’une manière plutôt que d’une autre, lui enjoignant finalement d’entrer dans l’apparence de la femme de leurs rêves. Plus largement, elle souligne la place que la culture de la classe dominante occupe dans la vie des artistes, et des individus en général. Doit-on se soumettre à ses dictats ou s’y dérober, voire les défier ? Réfléchissant à sa propre histoire, elle éclaire la place que tient le vêtement dans sa vie, au cours d’une sorte de psychanalyse transgénérationnelle, remontant à l’intérieur de sa lignée jusqu’à son arrière-grand-mère, reliant ses origines arméniennes, et l’installation de sa famille en France après le génocide, à sa relation aux vêtements aujourd’hui : « Pour survivre ils avaient dû s’adapter, et pour s’adapter il leur avait fallu muter, faire de leur corps un autre corps, le revêtir de l’apparence de ces nouveaux corps qu’ils allaient côtoyer. Ils avaient délaissé leurs vêtements trop folkloriques d’Orientaux exotiques pour adopter l’apparence vestimentaire du grand corps social qui les accueillait. Alors ils avaient revêtu des vêtements d’Occidentaux pour se mouvoir parmi eux sans se faire repérer [….] J’étais le produit de leur mutation ».

Et peu à peu un puzzle se forme, et le livre se révèle. Sous nos yeux, c’est tout un réseau de personnages que Kaprièlian décide d’inviter dans son cheminement. Origines obscures, étrangères, populaires, homosexualité que leur pays réprouvait, malgré leurs différences toutes ces personnalités singulières partagent le fait d’avoir un jour choisi qui ils voulaient être, et de l’avoir payé très cher.

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