Le voyant
Jérôme Garcin

Folio
janvier 2015
208 p.  7,50 €
ebook avec DRM 7,49 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Un aveugle dans la lumière

Curieuse vie que celle de Jacques Lusseyran, cet écrivain et homme de lettres français né en 1924 et largement méconnu aujourd’hui. Curieux destin en effet que celui de cet aveugle, entré très jeune dans la Résistance et qui a miraculeusement survécu à Buchenwald. Cette vie étonnante, héroïque et riche d’enseignements, l’écrivain et critique littéraire Jérôme Garcin a décidé de l’évoquer aujourd’hui dans un livre.

Jacques Lusseyran a perdu la vue à l’âge de huit ans, à la suite d’un banal accident. Son handicap ne l’a pourtant pas empêché de réussir brillamment sa scolarité puisque, adolescent, on le retrouve lycéen à Louis-le-Grand. Mais la guerre éclate et en 1941, alors qu’il est tout juste âgé de dix-sept ans, Jacques Lusseyran fonde et prend la tête d’un groupe de résistants, les Volontaires de la liberté, composé d’étudiants très actifs. Ainsi, des jeunes gens choisissent pour chef ce jeune homme aveugle, doté semble-t-il d’un incroyable charisme, et de l’avis de tous capable de deviner mieux que personne, aux intonations de la voix, qui est fiable et qui ne l’est pas. Malheureusement, quelques temps plus tard le réseau tombe et Jacques Lusseyran est déporté à Buchenwald. Plus tard, il racontera son expérience dans un livre : « Et la lumière fut ». De retour en France, il veut bien entendu reprendre le cours de sa vie, de ses études, passer le concours de Normale sup et devenir professeur. C’est pourtant impossible : une loi du régime de Vichy, toujours en application après-guerre, interdit aux aveugles d’enseigner. Lusseyran part alors aux Etats Unis où l’attend une belle carrière universitaire. Dans « Douce, très douce Amérique », qu’il publie chez Gallimard en 1968, il témoigne de cette renaissance outre atlantique. Mais le sort semble s’acharner puisqu’il meurt dans un accident de voiture avant d’avoir atteint la cinquantaine.

Jérôme Garcin n’a pas écrit une biographie exhaustive et didactique, préférant construire un portrait sensible autour des interrogations que suscite l’étrange passion de vie que semble incarner un Jacques Lusseyran qui très jeune, au lendemain de l’accident qui le plonge dans le noir, a fait de sa cécité une force, presque une chance. Loin de le paralyser, son handicap lui a permis d’appréhender le monde et les autres avec une acuité particulière, en le désencombrant des apparences et des artifices.

Il est toujours intéressant d’observer les personnages choisis par Jérôme Garcin au regard de ses livres précédents. Depuis Jean Prévost, résistant mort au combat dont il avait écrit une biographie il y a vingt ans, jusqu’à Jacques Lusseyran aujourd’hui, tous constituent une longue cohorte de disparus auxquels l’écrivain rend hommage. On peut tirer des fils, croiser des destins, établir des correspondances entre ces êtres auxquels on peut ajouter ceux qui peuplent le travail autobiographique de l’auteur de « Cavalier seul » : son père, éditeur disparu à quarante-cinq ans d’une chute de cheval, son frère jumeau décédé à sept ans, qu’il a évoqué dans « Olivier ». L’auteur s’évertue à sortir de l’oubli ces vies fauchées, ces destins tragiques, dans une œuvre singulière qu’on peut regarder comme un ensemble où chaque livre, autobiographie, récit biographique ou biographie romancée, chaque livre ajoute une nouvelle pierre à l’édifice, et chaque personnage éclaire la personnalité du précédent. Au fond, Jérôme Garcin depuis toujours cherche à nous raconter quelque chose, quelque chose de bouleversant cela va de soi, et utilise différents genres romanesques pour approfondir son propos, dans un travail littéraire tout en retenue.

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