Les Cent Derniers Jours
Patrick McGuinness

Traduit par Karine Laléchère
Le Livre de Poche
août 2013
504 p.  8,20 €
 
 
 
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Lire l’avis d’Alexandre Fillon (Lire, Livres Hebdo, Le JDD), l’un de nos « critiques invités »

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coup de coeur

Une plongée fascinante au pays de Caucescu

Un coup de maître ce premier roman qui propose une plongée fascinante dans la Roumanie de Ceausescu, quelques mois avant la chute du régime. Patrick McGuinness n’est certes pas un amateur. Professeur de littérature à Oxford, déjà auteur de trois recueils de poèmes, il sait surtout de quoi il parle ayant lui même vécu en Roumanie. Ce texte a dû mûrir pendant de longues années, un délai sans doute nécessaire pour trouver la distanciation propre à faire surgir l’humour et une certaine forme de tendresse qui irradient les quelques cinq cents pages que l’on tourne avec le même appétit que celles d’un polar.

Le narrateur débarque donc un beau jour de printemps 1989, jeune professeur d’anglais fraîchement nommé à l’université de Bucarest en remplacement d’un confrère, laissant derrière lui sans regret un passé familial et affectif pesant.

« Oui, mon enfance avait été une bonne préparation au totalitarisme : apprendre à savourer les petites permissions, ne pas attiser l’esprit de revanche ni l’amertume paternelle. Ce n’est pas tout le monde qui choisit la Roumanie de Ceausescu pour faire sa première expérience de la liberté. »

Dans cette ville où rien ne ressemble à ce qu’il peut connaître, il est rapidement pris en charge par un collègue enseignant, Léo, un expatrié tellement bien intégré à son pays d’adoption qu’il en est devenu l’un des rois du marché noir. Car ici, tout est rare, rationné. Les champs regorgent de denrées destinées à l’exportation tandis qu’à l’entrée des magasins les gens attendent, sans trop savoir quoi. Dans ce pays, dès qu’une queue se forme, on la fait, peu importe ce qu’il y a au bout. Même l’électricité ne fonctionne que par intermittence, un quartier après l’autre. Bucarest, comme la plupart des autres villes ou vieux villages est un vaste chantier de destruction depuis que Ceausescu a décidé la modernisation. Un prétexte pour détruire le patrimoine culturel et architectural et imposer, à marche forçée, les lubies d’un dictateur mégalomane. Au milieu des grues et des marteaux piqueurs, tout est gris et triste. Tout le monde surveille tout le monde. Les gens aussi sont gris, ni tous blancs, ni tous noirs. Impossible de savoir qui est qui.

« Ici, il ne fallait pas confondre les gens et ce qu’ils faisaient. C’est la première chose que j’ai apprise et je l’ai apprise de Léo. Ils existaient dans un monde distinct de leurs actes. Il n’y a pas d’autre solution pour préserver l’amitié dans un état policier. »

Et pourtant, il faut bien vivre. Léo est un guide parfait, navigant avec aisance et cynisme dans les eaux troubles des arcanes du pouvoir, là où les apparatchiks logent dans des résidences luxueuses et protégées, font leurs courses dans des magasins réservés parfaitement achalandés, fréquentent des restaurants où sont servis des mets que la majorité des roumains n’a même jamais vus. Les petits trafics de Léo lui permettent d’être l’une des personnes les mieux informées de la ville, ce qui n’est pas inutile lorsqu’il faut venir en aide à quelqu’un. Dans ce livre on croise beaucoup de héros ordinaires, ceux qui organisent la vie malgré tout, leur façon à eux de résister. Des idéalistes aussi comme le beau personnage de Petre, persuadé que le communisme, le vrai pas cette mascarade triomphera un jour. Petre, convaincu que la solution ne peut pas être le libéralisme, parce que la liberté ce n’est pas de « pouvoir choisir entre 20 modèles d’appareils photos ou six paquets de céréales différents pour le petit déjeuner. Ca ce n’est pas être libre, c’est être client. ». Petre qui résume assez bien le propos du livre et explique certainement la bienveillance et la tendresse de l’auteur envers la population qu’il a cotoyée : « Je suis libre parce que je choisis de ne pas m’enfuir ».

Le volet politique est remarquablement traité, montrant l’opportunisme de vieux communistes si prompts à retourner leur veste alors qu’en Europe, tout autour, les dictatures de l’est tombent les uns après les autres… Certes la fin du régime est proche mais le pays n’en a pas pour autant fini avec ses problèmes. Comme le répète Léo : « Le bordel a changé de nom, mais on a gardé les vieilles putes. »

C’est parfaitement écrit (et traduit), bien documenté et mis en scène avec beaucoup d’intelligence. Il serait dommage de passer à côté de ce qui est autant un excellent roman, haletant, plein de rebondissements, qu’un témoignage magistral sur une époque qui malheureusement a bien existé.

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