Pour la peau
Emmanuelle Richard

Points
janvier 2016
216 p.  6,50 €
ebook avec DRM 12,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Sauver sa peau

Le roman s’ouvre en avril, sur le premier grain d’un rosaire, une image d’Emma et de son amour perdu, un homme de douze ans son aîné qu’elle a aimé, contre toutes attentes, l’été de ses 27 ans. Quelques pages plus loin, vient le deuxième grain, une scène de fin de journée d’été. Caissière à la Grande Récré, la narratrice n’a de cesse d’égrener inlassablement ce rosaire, d’avant en arrière, comme pour tenter de ressusciter les souvenirs de cet homme qu’elle nomme par la première lettre de son prénom : E.

La jeune femme rencontre E. devant son agence immobilière pour visiter un studio au lendemain d’une rupture amoureuse. La première fois qu’elle le voit rappelle celle de l’Aurélien et de la Bérénice d’Aragon : elle le trouve « quelconque, sinon laid ». La photographie de cet instant reste pourtant floue. Il portait « sûrement » un jean, écrit Emmanuelle Richard. Et cet adverbe résume à lui seul l’entreprise du livre, cette vaine tentative de restituer le passé.

Ce roman nous atteint en pleine chair parce qu’il tente de répondre à une question à laquelle on finit toujours par se cogner : « comment passe-t-on de l’indifférence à la curiosité, puis au désir, et enfin au sentiment amoureux ? » C’est pour résoudre cette énigme et transformer E en motif que l’auteur passe et repasse dans sa mémoire les mêmes scènes, comme un refrain qu’on écoute en boucle. Et ce n’est pas un hasard si elle a demandé à Dominique A. la permission d’emprunter le titre de sa chanson (« Pour la peau »).

Il y a un air de famille, une soralité, entre l’héroïne d’Emmanuelle Richard et la narratrice de « Celle que vous croyez » de Camille Laurens (http://www.onlalu.com/ouvrages/celle-que-vous-croyez-camille-laurens/). Comme Claire Millecam, Emma ose dire son « envie de faire l’amour, point ». Il s’agit ici de décortiquer les mécanismes de la passion, poser à plat tous les composants de cette mystérieuse horlogerie pour tenter de comprendre à quel moment elle est tombée. Emmanuelle Richard dit « tomber » tout simplement, et ce « tomber » les englobe tous : les « tomber amoureuse », et « tomber malade », qui ont pour point commun de nous « tomber » dessus, comme une fatalité. D’ailleurs ce qui lui plaît en E., c’est « cet homme qui tombe » lui aussi, par terre, dans l’alcool, et dans la dépression, à cause d’une femme qui l’a quitté et qu’il continue d’aimer.

La beauté du texte s’enracine dans ses trouvailles poétiques (« un haikü boxé », « l’uppercut de désir »), autant que dans les allers-retours de ces phrases que la romancière tricote maille après maille. Elle parvient à cerner l’infime détail, ces petits riens indicibles qui font le grand amour et fonde l’énigmatique attraction des corps. Elle réussit à identifier ce moment où son mépris se change en un mélange d’indifférence et de curiosité, mais le souvenir de son premier baiser avec E. lui échappe, et elle s’en veut.

Le roman s’articule en cinq parties : Avril, Mai, Eté, Tomber et Fidélités. La séparation s’abat sur Emma comme un couperet. E. aime deux femmes à la fois et ne la choisit pas. Puisque l’être aimé ne reviendra pas, il ne lui reste plus rien d’autre à faire qu’à terminer ce livre, pour « se convaincre qu’il n’y aura pas de retour possible ». Et sauver sa peau.

partagez cette critique
partage par email
 Les internautes l'ont lu
nuit blanche

Relation épidermique

C’est à la manière d’une entomologiste qu’Emmanuelle Richard choisit de nous raconter la passion amoureuse. Dans son nouveau roman, elle cherche, détaille, creuse, dissèque la relation qu’elle a entretenue avec E. Ce faisant, elle essaie de comprendre le mystère qui entoure la naissance d’un amour, ce qui le fait tenir et ce qui le fragilise jusqu’à ce moment où il s’éteint, où il n’est plus tenable, plus vivable. L’entreprise tient à la fois du besoin et de la thérapie, surtout pour Emma, la narratrice qui est écrivain et s’apprête à sortir un nouveau livre. Besoin de savoir quels sont les éléments factuels qui conduisent à accepter un nouvel homme dans sa vie, envie de guérir de ce nouvel abandon. Car, si l’on oublie les premières expériences durant sa jeunesse au Havre, elle sort d’une précédente histoire avec S. et entend cette fois se préserver d’un nouvel échec. Elle a par conséquent raison de dire que cette nouvelle histoire ne commence pas avec la rencontre de E., mais « par la redécouverte de la solitude et de la liberté, ça commence par une entreprise de ma part, une inscription sur les sites de rencontres en ligne (…) par la conviction que je veux redécouvrir mon corps et mon désir oubliés depuis trop longtemps et par la certitude que je vais convoquer ce dernier homme comme il me plaira aux heures qui me conviendront». L’histoire ne commence du reste pas non plus avec leur première rencontre. E. est alors dans son rôle d’agent immobilier et Emma dans celui de la personne qui visite un studio. Elle pourrait commencer avec leur premier rendez-vous dans son bureau. Seulement Emma se perd en route et constate qu’il y a deux rues Lefranc dans cette ville et que son GPS la conduit dans la rue homonyme. Comment tomber amoureuse d’un homme agacé à la voix sèche ? La réponse viendra quelques jours plus tard, insatisfaisante. Parce qu’«on ne sait jamais pourquoi on aime ni vraiment ce qu’on aime quand on aime, d’ailleurs je ne l’ai pas compris tout de suite ce que ça voulait dire les croûtes et le visage détruit et la voix qui partait en vrille et le reste mais j’imagine que c’est ce qui m’a plu, et aussi cette manière qu’il avait de se tenir debout au milieu du désastre, droit et fier malgré tout, cette façon de porter haut ce visage en lambeaux, les grands plis amers qui encadraient sa bouche.» Faisons ici une parenthèse pour parler du style, de la musique de ce roman qui fait fort souvent fi de la ponctuation, sans doute pour marquer le caractère spontané, l’urgence qu’il a y à dire les choses de manière brute, sans filtre. Sans doute aussi pour retrouver l’authenticité des impressions et des sensations alors que l’histoire est désormais finie. Emma dira «j’ai besoin d’écrire cela, comme si j’étais en deuil. Pourquoi cette nécessité de dire, de peindre, de retrouver ? De sauver.» Et peu plus loin, à la manière d’un haiku : «Terminer ce livre. Finir de déposer pour oublier.» Voici donc le mode d’emploi. Pour «déposer», Emma tente de recréer l’ambiance, le décor, les vêtements qu’ils portaient, les bruits et des musiques qui ont accompagné la fusion de leurs corps, les odeurs et les parfums qui se sont mélangés. Mais cette profusion de détails ne suffit pas à faire une démonstration : « Je ne comprenais pas cette tendresse, cette douceur entre nous. Je ne comprenais pas cette intimité évidente, cette sensation de familiarité qui penchait vers le double en même temps que cette impression d’une étrangeté et d’une altérité radicales et nouvelles qui me faisaient perdre tous mes repères. Je comprenais encore moins cette confiance réciproque immédiate.» Deux corps s’appellent et s’apprivoisent pourtant. Le besoin d’être ensemble devient évident, les plans d’avenir s’échafaudent. Le premier différend est vite surmonté. On imagine les journées, soirées, nuits en commun. Mais déjà quelques oiseaux de mauvais augure font entendre leur voix… S’il fait lire Emmanuelle Richard, ce n’est pas pour y chercher des recettes pour faire durer une histoire d’amour ou encore pour tenter de comprendre ce qu’il faut faire pour éviter l’échec, mais bien plutôt pour partager les moments de grâce, pour la peau qui frémissante et bien vivante.

Retrouver Henri-Charles Dahlem sur son blog

partagez cette critique
partage par email