Le bleu des abeilles
Laura Alcoba

Folio
août 2013
160 p.  6,90 €
ebook avec DRM 6,49 €
 
 
 
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coup de coeur

La petite fille réfugiée

Enfant, Laura Alcoba a dû quitter l’Argentine pour rejoindre sa mère déjà réfugiée en France, alors que son père restait à Buenos Aires, emprisonné. « Le bleu des abeilles » rassemble des souvenirs de cet exil.

Dans ses précédents textes, et notamment  « Les passagers de l’Anna C. », récit magnifique sur l’engagement de ses parents auprès de Che Guevara, Laura Alcoba témoignait déjà de cette situation tragique que traversait l’Argentine dans ces années-là, en construisant un travail de mémoire tout en finesse, où l’expérience personnelle est un révélateur de l’histoire collective. Ce petit recueil est donc une pierre de plus à son œuvre, et peut-être est-il encore plus émouvant. A la fin de l’ouvrage, Laura Alcoba confie : « Ce livre est né de quelques souvenirs persistants bien que parfois confus, d’une poignée de photos et d’une longue correspondance dont il ne subsiste qu’une voix : les lettres que mon père m’a envoyées après mon départ de l’Argentine, où il était prisonnier politique depuis plusieurs années déjà. […] Durant toutes ces années, je les avais gardées avec moi sans avoir le courage ni la force de les relire. Je l’ai fait durant le printemps 2012 ».

Ici donc Laura Alcoba n’a pas dix ans, parle à peine français et se retrouve en banlieue parisienne. Elle découvre en vrac un pays, une langue, et la douleur de l’exil. On pourrait considérer au premier abord ces textes comme une série de courtes saynètes touchantes sur la vie quotidienne d’une enfant dans les années 70. Mais derrière les souvenirs typiques d’une époque –la copine qui possède tous les disques de Claude François- ou cocasses –la découverte du reblochon- le désarroi des enfants de réfugiés politiques transparaît. Par petites touches, discrètes nuances, Alcoba raconte la peur d’être montrée du doigt, de ne pas saisir ce qu’on lui dit, de ne pas réussir à se faire comprendre, de ne pas trouver de place dans ce nouveau pays.

Tout aussi passionnant, Laura Alcoba écrivain se souvient ici de son apprentissage de la langue française. Elle raconte sa fascination d’enfant pour les « e » muets : « quand on ne connaît que l’espagnol, on ne peut pas imaginer que de telles choses existent –une voyelle qui est là et qui se tait, ça alors ! », son opiniâtreté pour parvenir à lire un roman en entier, « Les fleurs bleues » de Queneau, qu’elle déchiffre mot à mot. Aussi, la romancière nous livre là un témoignage absolument passionnant sur la façon dont on s’approprie peu à peu une nouvelle langue jusqu’à la faire sienne.

Et, comme une musique de fond, la douleur de l’Argentine meurtrie, le pays où on ne retournera pas mais où le père est toujours enfermé, désormais inatteignable. Un très beau livre.

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La couleur de l’exil

Voici un très joli petit roman. Et quand je dis «petit», je fais bien référence au format, car quant à son contenu, il possède à la fois la légèreté, la fraîcheur et la profondeur qui, ainsi associées, n’appartiennent qu’à l’enfance.
Laura Alcoba relève en effet fort brillamment le défi de relater quelques mois dans la vie d’une écolière du point de vue de l’enfant elle-même. Dans ce roman que l’on imagine assez largement autobiographique, elle évoque les souvenirs d’une fillette argentine qui, dans les années 70, alors qu’elle est âgée d’une dizaine d’années, part rejoindre sa mère exilée en France, tandis que son père est retenu prisonnier dans les prisons de son pays.

Bien que la situation vécue par l’enfant soit grave – exil, séparation, immersion dans un pays inconnu dont elle ne maîtrise pas la langue… – le ton n’est jamais pesant et à aucun moment on n’est tenté de s’apitoyer sur elle. Bien au contraire: plus d’une fois il m’est arrivé de sourire à la lecture des scènes rapportées.

Ce qui fait tout le sel de ce récit, c’est le décalage permanent qu’il offre entre une situation ou un élément somme toute banals et la façon dont ils sont perçus.

Comme c’est très souvent le cas lorsqu’un étranger porte son regard sur un pays et une culture qui ne sont pas les siens, ce qui paraît évident et naturel à un natif prend d’un seul coup un caractère totalement inattendu. Par un changement de perspective, ce à quoi l’on ne prêtait jusqu’alors guère attention devient soudain un objet d’interrogation. Ainsi la découverte du reblochon revêt-elle pour la petite fille une expérience quasi existentielle… et nous-même, après la lecture, ne dégusterons-nous sans doute plus ce fameux fromage de la même manière !

Là où l’écriture devient de la haute voltige, c’est que l’auteur conjugue ce décalage culturel avec un second, de nature temporelle : en nous ramenant dans les années 70, l’auteur pointe avec malice les goûts et les modes de l’époque. Ainsi est-il question de manière récurrente d’un papier peint jaune, orange et marron à motifs en forme de tuyaux qui interpelle fortement la narratrice. De vous à moi, si vous appartenez à la génération née à l’aube des années 70, ne gardez-vous pas un certain traumatisme dû à la déco de cette époque ? Personnellement je conserve un souvenir très précis du papier peint qui était dans ma chambre, avec ses motifs géométriques dans les tons de vert pomme, assortis au parquet qui avait été peint dans la même couleur ! Et je ne parle pas de l’électroménager invariablement orange ! Rien que d’y repenser… Bref, tout ça pour dire que cet aspect du livre m’a particulièrement touchée !
Du fait de cette proximité générationnelle, les expériences vécues par l’enfant m’ont inévitablement ramenées aux miennes et à mes propres souvenirs (la scène où la narratrice découvre Claude François à travers les yeux d’une jeune fan est absolument délicieuse !), rendant ainsi ce récit terriblement attachant.

Enfin, le roman est émaillé de réflexions sur la langue, que la petite fille s’efforce à tout prix de s’approprier. La maîtriser est en effet, pour elle comme pour sa mère, la condition de son intégration au pays qui l’a accueillie. Cela peut sembler évident, mais qu’une petite fille en ait le sentiment tellement aigu témoigne de sa maturité. Et, s’il se confirme que ce roman est effectivement inspiré de la propre vie de l’auteur, on se dit à lire ce très beau livre qu’elle a parfaitement réalisé son ambition.

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