Sept hiboux
Gyula Krudy

traduit du hongrois par Gabrielle Watrin
Editions des Syrtes
octobre 2015
298 p.  23 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

L’éducation sentimentale

Il y a quelques mois, je vous parlais de La diligence rouge, de Gyula Krudy, auteur hongrois mort en 1933, dont je venais de faire la découverte (réjouissons-nous, il y a encore des classiques inconnus !). Les éditions des Syrtes ont la bonne idée de publier un autre de ses romans, Sept hiboux, assorti d’une passionnante étude sur L’univers de Gyula Krudy, dirigée par Andras Kanyadi.

« Sept hiboux » est le nom peu engageant d’une pension de famille à Budapest où descend Szomjas, vieil homme nostalgique, qui, après avoir passé trente ans à la campagne, revient tenter une dernière fois sa chance dans la capitale hongroise. Il a tout le loisir d’explorer la rive gauche de Pest, qui, en cette fin de 19e siècle, foisonne de cafés littéraires, de gargotes, de restaurants, où se côtoient la bohème et l’ouvrier, les imprimeurs et les écrivaillons, les journaleux aux doigts tachés d’encre et les arrivistes de tous poils qui raillent la vieille garde. Il fait la connaissance d’un de ces jeunes ambitieux, un certain Jozsias, qui voit la littérature comme un moyen de parvenir à la célébrité et à la richesse, et tente de faire publier son « Livre de la galanterie » qui doit le propulser au sommet de la gloire. Lui-même incurable romantique, Jozsias est tiraillé par ses trois maîtresses, deux bourgeoises mariées et une fille de pauvre lecteur de maison d’édition. Entre sa carrière embryonnaire et les exigences de ses amantes, le jeune homme court d’un rendez-vous amoureux à un autre, d’un journal à une imprimerie, d’une auberge à un salon de thé, véritable arpenteur des rues enneigées à la recherche d’un improbable succès. Les poches vides et les dents longues, tels vont les désœuvrés qui, comme lui, se croisent dans une ville fin de siècle où l’on s’agite dans un mouvement perpétuel qui ne mène nulle part, sinon dans les tavernes où les directeurs de publications ont leurs tables attitrées et discutent affaires entre deux bouchées de goulache fumant. Le réalisme sensoriel du roman propre à Krudy est ici teinté d’un art de l’atmosphère qui fait le grand écart entre le fantastique, le burlesque et le drame dans des pages d’anthologie, comme cette inoubliable visite nocturne à la morgue.

 L’auteur, lui aussi à cheval sur deux siècles, peint le temps qui passe sans que rien ne se passe et explore ses ombres en contemporain du docteur Freud. Les héros sont morts sans descendance, le cynisme a remplacé les vieux idéaux, et Gyula Krudy, amoureux de son pays, s’interroge sur les caprices d’une époque décadente qui se pique de nouveauté à toute force.

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