Le sillon
Valerie Manteau

Prix Renaudot 2018
Le Tripode
août 2018
262 p.  17 €
ebook avec DRM 9,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Istanbul mon amour

Pour ce second roman, Valérie Manteau s’inspire de son expérience turque. Comme elle, la narratrice a un coup de foudre pour ce pays où elle retourne régulièrement, y construisant même sa vie amoureuse et sociale. Mais entre la contestation de la place Taksim en 2013 et les purges consécutives à la tentative de coup d’Etat militaire de 2016, l’héroïne raconte ses errances personnelles dans un Etat de droit qui tangue dangereusement.

Amoureuse d’Istanbul

La narratrice, qui voit s’éteindre les derniers feux de sa passion amoureuse pour un journaliste stambouliote, nage de surcroît à contre-courant de ses amis qui ne comprennent pas son attachement pour une Turquie dont eux se sentent prisonniers. Malgré de faibles progrès en langue turque, ses déambulations mélancoliques dans les rues d’Istanbul lui ouvrent les yeux sur le manque d’oxygène d’une population prise en étau entre l’intégrisme et la dictature. Pourtant, elle ne se résout pas à partir, aimant profondément la ville, ses cafés, ses artistes, les rives européenne et asiatique du Bosphore, nostalgique de l’ancienne Constantinople cosmopolite où cohabitaient Syriaques, Juifs, Grecs et Arméniens.

Sur les traces de Hrant Dink

Quand elle décide d’écrire sur le journaliste turc d’origine arménienne Hrant Dink, assassiné par un nationaliste turc en 2007 en pleine rue d’Istanbul, la jeune femme voit rétrospectivement les prémices du danger qui guettait non seulement la Turquie mais aussi la France, qui vante sa liberté d’expression sur le mode arrogant et égocentrique. Ses recherches la mènent aussi vers d’autres figures menacées, comme celle d’Asli Erdogan, écrivain et militante des droits de l’homme emprisonnée en 2016. Entre fiction et réalité, l’auteure choisit la première pour interpréter la seconde, citant écrivains, artistes et intellectuels en danger d’extinction comme Hrant Dink qui posait cette question fondamentale : comment vivre ensemble quand on ne parle plus la langue de l’autre, et qu’on se replie sur les nationalismes haineux ? D’histoires d’idiomes en défis culturels, ce beau roman creuse avec profondeur le sillon de la conscience libre et inquiète de Valérie Manteau.

 

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 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Le Sillon, chant funèbre amoureux

Deux ans déjà que Calme et tranquille (même éditeur, Le Tripode) est sorti. Je me souviens encore du choc de lecture que ça a été. Autant dire que j’attendais son 2e livre avec impatience. C’est difficile de crier au « talent littéraire » sur un seul texte, alors, forcément, le plaisir de terminer « Le Sillon » dans le même état d’émotion que pour son premier texte est rassurant. Enfin, autant qu’on puisse l’être après une telle claque. Car si la magie opère encore, ce qui se lit dans ces pages n’est pas une ode à la joie. A la vie, à la mort, à l’amour, à l’amitié oui.
Lire Valérie Manteau, c’est comme se promener sur une plage hors saison, pieds nus, le pantalon à mi-mollets. Il y a peu de bruits, sauf celui du ressac, le vent saisit parfois, entre deux rayons de soleil, le paysage est à la fois familier et insolite. Et puis, tout à la contemplation de l’horizon, on ne prête plus attention aux vagues qui viennent vous réveiller d’un coup, donnant à votre pantalon un futur parfum de chien mouillé.

Personnage central du livre : Istanbul. Et ses représentants de la scène culturelle alternative, artistes underground, intellectuels en révolte qui gravitent autour de la narratrice et de son amant, point d’ancrage sur lequel la jeune femme semble avoir de plus en plus de mal à se fixer. Est-ce la faute de ses fantômes ? Ceux de Charlie ? Ou à cause de sa nouvelle lubie : écrire sur le journaliste Hrant Dink, assassiné en 2007…
L’autofiction se mêle au reportage stambouliote. Valérie (se) raconte, d’ivres errances en retours sur terre douloureux. Ici l’on croise Asli Erdogan, là le souvenir de l’ancien journaliste de l’hebdomadaire Agos (« Le Sillon) dont l’auteure interroge le passé. Les origines arméniennes de Hrant, son enfance, sa mort, ses engagements sont rappelés.
La romancière cite de nombreux auteurs, comme une invitation à les lire pour qu’ils puissent (continuer d’)exister. Pinar Selek, Jean Kehayan, Elif Şafak, Ece Temelkuran, Yaşar Kemal, Hakan Günday,… et Hrant, dont la vie est un roman qui se termina tragiquement.
Ce texte, hypnotique, ne se contente pas de donner à connaître un peu de cette Turquie qui tente de résister au régime d’Erdogan. Il permet de suivre une jeune femme qui, depuis les attentats de Charlie Hebdo, puis ceux qui ont frappé la Turquie, semble flotter entre deux mondes. Entre deux espoirs.

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