Minuit en mon silence
Pierre Cendors

Le Tripode
mai 2017
75 p.  13 €
 
 
 
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Une étoile filante

Ceci n’est pas un roman, mais une « lettera amorosa », comme sous-titré ; un lieutenant allemand qui s’attend à mourir au front au début de la Grande Guerre adresse une dernière lettre à son aimée. Ce livre poétique à la mémoire d’Alain-Fournier est beau comme la fulgurance d’une étoile filante dans la nuit silencieuse.

A une passante

Werner Heller est un jeune lieutenant prussien. Cette nuit du 28 septembre 1914, il la passe à écrire une longue lettre à une femme mariée qu’il a croisée à Paris, moins pour lui avouer sa passion jusque-là silencieuse que pour lui dire adieu. On ne sait presque rien d’elle, c’est une passante baudelairienne qu’il n’attendait pas et qui s’est présentée à lui, mince, le visage grave, avec de longs cheveux, presque éthérée. Leurs mains se sont touchées, seul geste d’amour qui a suffi à la cristallisation.

La nuit spirituelle

A l’instar d’un Jean de la Croix, le lieutenant Heller traverse l’obscurité guidé par l’amour, seule lumière dans la nuit silencieuse précédant le fracas du combat. Ecrire, ce n’est pas en retarder le moment, c’est dérober aux horloges une heure en plus, parenthèse éternelle et secrète des poètes et des voyants. Werner est de ceux-là, à peine sorti de l’enfance, mais pas encore tout à fait homme, en tout cas bien assez jeune pour mourir selon la logique de guerre. Des morts, il en a déjà trop vus, comme ce poète-soldat surnommé Orphée, et retrouvé avec une balle dans le corps. Pour sa destinataire, Werner Heller compose un art poétique posthume : « la poésie, madame, c’est désimaginer le monde tel qu’on nous le vend. C’est découvrir qu’il n’est rien et que s’en éveiller est tout ». Ce dévoilement, cette révélation n’auront lieu que grâce à l’art, grâce à la création qui entrouvre les portes de la vraie liberté. En voilà une merveilleuse illustration avec ce roman poétique qu’on savoure avec émotion.

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coup de coeur

Superbe

« Chère Else,
Je dois bientôt m’en aller, partir. Vous quitter. C’est la dernière nuit que je passe en tête à tête avec votre absence. C’est là, je le sais, toute la compagnie que je recevrai jamais de vous. Demain, je serai de retour au front. Je n’ai jamais pu mentir devant vous. Je m’avance sur un chemin où, dans quelques heures, à l’instant peut-être où vous lirez ces mots, je me serai déjà franchi. »
Ce premier paragraphe à peine terminé, je suis conquise.
Un lieutenant allemand, peintre, ayant vécu à Paris jusqu’à la mobilisation écrit une lettre à Else, une femme plus fantasmée que réelle rencontrée une seule fois.
« Vos pensées comme vos nuits me sont inconnues. Je ne vous connais que de loi et, pourtant, depuis notre rencontre à Paris, vous m’êtes devenues plus intiment liée que mon propre souffle. Vous êtes apparue sur mon chemin en l’ouvrant à sa plus secrète sente. »

Cette lettre, la recevra t’elle, la lira t’elle alors que le lieutenant Heller se prépare à partir à l’assaut au lever du jour. Il sait qu’il n’en sortira pas vivant. Cette assurance le pousse à parler d’amour d’intériorité, de dévoiler ses pensées à Else qu’il sublime en Orphia.
En chaque homme, madame, est une intensité errante qui recompose, femme après femme, le visage d’une seule. Inaccessible. Cruellement proche. Chacune d’entre elle la lui rappelle. Toute lui sont un exil.

Ce livre écrit « A la mémoire d’Alain-Fournier » qui fut l’idole de mon adolescence, est poésie et beauté. Tout comme l’auteur du Grand Meaulnes, il sublime une femme juste rencontrée et en fait LA femme, L’AMOUR. Lorsqu’il parle d’Orphée, l’ordonnance du lieutenant, qu’il prénomme Orphée, Pierre Cendors rend hommage à tous les poètes et artistes morts aux combats, qui ont donné des textes magnifiques.
Si les mots savent habiller nos sentiments et nos pensées, ils échouent à nous mettre à nu. La nudité de l’être use leur étoffe jusqu’à atteindre une transparence peu dicible.
La poésie, madame, c’est désimaginer le monde tel qu’on nous le vend. C’est découvrir qu’il n’est rien et que s’en éveiller est tout.
Un livre que j’ai pris plaisir à déguster, émerveillée par la richesse, la poésie du texte, retournant en arrière, juste pour le plaisir d’une phrase. Pierre Cendors, à travers le narrateur, interpelle sur la liberté, l’absurdité de la guerre.
Je n’avais pu entrer dans son précédent livre, « Archives du vent », le cinéma n’est pas mon domaine de prédilection, mais l’écriture de Pierre Cendors m’avait interpellée. Ravie d’avoir réitéré avec « Minuit en mon silence »
Le Tripode a encore fait mouche Je suis en manque de mots pour en parler et ne saurais dire que cela : c’est tragiquement beau, lisez-le, c’est un gros coup de cœur pour moi.
Petit plus, le soin apporté au livre ; la très belle couverture, porte d’entrée du livre, est une création de l’auteur
La poésie fait un poème de tout, madame, de la vie, du hasard, même de la mort d’un soldat. Un poème écrit avec son sang. Je ne souhaite à personne d’être poète. Votre vie ne vous appartient pas plus que votre mort. On vous croit le plus libre des hommes, mais c’est une liberté dont on ne s’évade pas.
Ses yeux parlaient le langage de mon silence. Ils m’aidaient à voir en moi-même. Peut-être notre vérité nous éclaire-t-elle toujours ainsi par le regard des autres.
Pourquoi est-il si difficile d’entrer en soi si c’est là, paraît-il que nous sommes ?
Existe-t-il ici-bas une liberté qui rend libre ?

Un jour, lieutenant, vous m’avez demandé pourquoi je m’étais engagé et ce que j’étais venu chercher dans cet enfer. La dévastation m’a conduit à cette guerre. Je n’ai pas besoin de vous dire que peu en reviendront. Et ceux qui en réchapperont seront tombés d’une autre manière. Moi, je suis tombé bien avant. Au moment de mon arrivée, je portais le deuil de mon enfance. J’avais vingt ans. Il était minuit en mon silence.
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