Mourir et puis sauter sur son cheval
David Bosc

Editions Verdier
janvier 2016
85 p.  11,50 €
ebook avec DRM 7,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

L’artiste au désir sans fin

Si les coups de foudre littéraires existent, alors je viens d’en être frappée par le roman de David Bosc, qui s’est fait connaître du grand public en 2013 avec « La Claire Fontaine », où il imaginait les dernières années suisses du peintre Courbet. L’auteur poursuit cette quête des instants ultimes en revenant sur le suicide d’une jeune artiste à Londres il y a plus de soixante-dix ans. Pour exhumer ce fait divers, David Bosc a fabriqué un roman comme un collage, y entremêlant fiction et vérité, insérant des coupures de journaux d’époque au milieu de la narration et du journal intime de l’artiste.

En Angleterre, le suicide n’a été décriminalisé qu’en 1961 ; aussi, lorsque Sonia A., 23 ans, se jette du sixième étage d’un immeuble en septembre 1945, une enquête est ouverte par Scotland Yard, au terme de laquelle la police rend son verdict : « suicide en état de déséquilibre mental ». Après sa mort, le père de Sonia, un ancien ambassadeur espagnol républicain exilé, découvre dans son atelier un roman, dans les marges duquel sa fille a tenu un journal, intercalant ses mots à elle dans les interlignes, notes griffonnées dans l’urgence et l’impatience, comme si les impressions, les réflexions et les souvenirs devaient être consignés au moment de leur jaillissement de peur qu’ils ne s’évaporent. Sonia y relate ses déambulations dans le Londres d’immédiat après-guerre, défiguré par les bombardements allemands, vaste tas de gravats à ciel ouvert où flotte une odeur de brûlé. Elle affiche sa liberté et son anticonformisme, rencontre des réfugiés politiques, fréquente d’autres artistes de sa génération, sans trouver sa propre place. Du reste, Sonia déteste les classifications, elle excelle dans l’art de butiner, de papillonner, et voudrait connaître plusieurs langues étrangères pour dire l’incommensurabilité du monde. C’est ce qu’elle tente de composer dans ses œuvres où elle fait feu de tout bois avant de faire feu d’elle-même, rêvant fusion des matières, des formes, des couleurs, des espèces, et se voyant comme matrice universelle.

Artiste maudite, Sonia A. ressuscite ici par la grâce d’une prose poétique de la marche hasardeuse, de la flânerie inquiète, au milieu des correspondances et du verbe fait chair, à l’instar d’un Arthur R…. David Bosc réussit un double coup de maître : il dote l’oubliée d’une vie intense et insaisissable tout en lui accordant sa part d’immortalité dans une phrase qu’il hisse au sommet de son art, si belle que l’on ne résiste pas au plaisir de la lecture à voix haute. Ce roman fulgurant vous emportera et vous habitera longtemps, j’en fais le pari.

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En vie!

C’est à partir de rien ou de si peu : deux articles de journaux, une photo et un extrait des carnets du poète Georges Henein que David Bosc réinvente une femme, Sonia Araquistáin, vingt-trois ans, artiste peintre d’origine espagnole, qui s’est suicidée le 3 septembre 1945 en se jetant nue d’un troisième étage. Réinvente, oui c’est cela : l’auteur avoue : « Quant à la vraie Sonia, Sonia Araquistáin, vraiment je ne sais d’elle à peu près rien, des bribes, et ce ne sont ici que fantaisies, brûlures de contes pour enfants. ». David Bosc s’appuie sur, selon son expression, des « points de fixation ». Puis, l’invention donne vie au personnage. Il se peut qu’elle ait pensé cela, peut-être pas, on ne sait pas. Après sa mort, imagine l’auteur, son père trouve dans son atelier un roman, sur lequel, en croisant les lignes, Sonia a écrit son journal. Ecrire sur un roman, sur un texte qu’elle n’avait peut-être pas lu ou pas aimé, pour lui coller sa vie, plus belle, plus fantasmée, avec des mots qui fracassent les murs, déchirent l’ordre établi, réglé, étriqué, suffocant. Elle a barré, rayé les lettres imprimées de son écriture sans entraves, de ses mots intimes et sensuels. Elle l’a fait taire. Le roman s’est tu et elle s’est mise à nu. Sonia est une femme libre. Elle a passé quatre années, de quinze à dix huit ans à Summerhill, école « sans grilles, sans serrures ». Elle s’y abreuve de liberté, d’amour mais prend rapidement conscience que Neill a sa petite idée sur la question : il « défend sa méthode en affirmant que le plus antisocial des voyous, une fois soumis à cette forme de liberté maximale, devient rapidement « un partisan de l’ordre et de la loi ». Donc lui aussi, il ne travaille qu’à l’adaptation des gosses au monde comme il est, comme il va. Forceries, porcheries, bordels, casernes, jardins d’acclimatation. On n’en sort pas. » Oui, mais Sonia veut en sortir, franchir les limites, faire un pas de côté, s’envoler, refuser les conventions. Son émancipation sera totale. « Si l’on a vécu son enfance dans une absolue liberté et que l’entrée dans l’âge adulte ne s’est assortie d’aucun harnais, d’aucune obligation ni désir de servir, de consacrer les bonnes heures du jour au travail, aux soins des enfants ou des animaux, alors la faim de liberté se déplace, elle mute, elle trouve aussitôt d’autres murs à quoi se heurter, d’autres insuffisances : la société bien sûr, la liberté qu’on n’a pas d’y faire ceci, d’y être cela, mais aussi la limitation du corps et la limitation de l’esprit. » Sonia veut aussi libérer son corps, elle marche la nuit dans cette ville de Londres d’après guerre, rencontre des hommes, va dans les cafés, fréquente des artistes. Elle est mouvement, rien ne l’arrête, ne la contraint. Si on la retient, si on l’empêche, alors elle se fait eau, coule ou s’évapore. « Et je repars. Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s’élève, retombe, s’arrête, s’élance à nouveau, se divise, se mêle à d’autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d’aération, paie son écot à l’eau de la rigole, espère et trouve les jambes nues d’un enfant, n’est aucune des feuilles pas plus qu’elle n’est le vent, elle est la danse, elle est dansée. » Sonia veut aussi libérer son esprit en parlant plusieurs langues, en vivant de ses rêves, en brisant ce qui nous sépare des plantes, des animaux et des pierres. Elle s’imagine se multipliant vite, envahissant tout l’espace, mutant à chaque seconde : « La liberté n’est plus que chez les tout-petits, les parasites, les levures, les bacilles. » Elle se veut crabe plein d’humour, gazelle, hirondelle aux ailes déployées. S’envolant. Afin qu’ait lieu « le miracle… la libération fortuite de ce flux primordial que l’on conspire à endiguer, à empêcher, afin que chacun reste à sa place dans le manège. » Sonia fera ce « pas supplémentaire », ce « saut hors de la chose » pour ne jamais cesser d’être libre, proliférant encore et encore, devenant mouvements brusques et incontrôlés, métamorphoses éternelles et jaillissantes, vies illimitées, grouillements incessants… Un texte sublime, intense, un poème où se plonger dans les visions hallucinées et obsessionnelles de cette femme, dans son langage libéré jusqu’au surréalisme et la folie. « Ça n’était pas toujours facile à lire » constate le père découvrant le journal. Non, ça ne l’est pas car la parole de Sonia est fragments, éclats, miroirs démultipliant le réel à l’infini, ellipses. Elle se souhaite éparpillée, sans ordre ni classement, son texte en est le reflet : « … je déteste les faiseurs de bouquins, les romances ficelées, cousues d’astuces, farcies de diables à ressort, de pièges à souris. Je leur préfère le bruit du tram ou les écrits intimes, les chroniques fragmentaires, la philosophie, les recueils d’anecdotes. Ou le décompte que fit de ses chemises, dans la marge d’un sonnet, le pauvre Baudelaire. » Le vers de Mandelstam : « Mourir et puis sauter sur son cheval » dit le mouvement d’une femme libre et qui tient à le rester, l’ultime élan en dehors des limites, dans cet ailleurs où doit se passer la vie. Mourir pour mieux renaître.

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