Sangliers
Aurélien Delsaux

Albin Michel
août 2017
553 p.  23,49 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur

Je m’étonne d’avoir si peu entendu parler du dernier livre d’Aurélien Delsaux : Sangliers, un texte que j’ai trouvé magnifique tant du point de vue du fond que de la forme. Peu de romans actuellement peuvent se targuer d’avoir une écriture : or, ici, c’est le cas. La prose est puissante, rythmée, poétique, âpre, violente. Je m’en suis régalée et j’avoue que si je disposais d’un peu plus de temps, je m’y serais immédiatement replongée avec délice.
Nous sommes en Isère entre le Rhône et les Alpes, dans un hameau nommé Les Feuges, et dès le début, ce pays, cette terre entre Lyon et Grenoble apparaît comme le personnage central de l’histoire. Elle est parcourue dans les premières pages par un enfant qui pisse le sang parce que son père vient de le frapper. Il court à travers ce paysage, traverse les lotissements qui ont fleuri ça et là ces dernières années parce que le prix de la terre est abordable dans ces coins un peu reculés, ces zones rurales dont on parle peu, l’enfant court, passe devant les vieilles fermes, l’ancienne école, grimpe, essoufflé, la route de Malatra, ne sachant où cacher sa peine, où trouver une consolation. Lui, c’est le Petit Germain, le fils du Chef, Germain. Un dur qui frappe sa marmaille, qui aime la chasse, qui supporte mal son aîné à la peau un peu colorée que sa femme La Grosse a eu d’une première liaison. Il est raciste, Germain. Il pense que c’est chacun chez soi, alors il lui en fait baver à son aîné. Un cauchemar pour le gosse.
Pas loin, vit Gottschalk, le sculpteur, pas trop aimé dans le coin. Ça lui va comme ça, il est tranquille dans son moulin pour travailler. Pourtant lorsqu’il voit passer un homme et sa fillette, il va leur parler : « La grange sur le chemin de Bellieu, c’est toi ? » Oui, c’est moi, répond Sylvain qui s’est installé avec sa fille pour se lancer dans l’agriculture bio. Après avoir perdu sa femme, il a tout quitté : son boulot de prof, sa région, sa famille. Il a voulu offrir à Louise une vie plus vraie, près de la terre, loin de la société de consommation, du prêt-à-penser, du métro-boulot-dodo. Pas de TV, pas de portable, pas de bagnole :  «loin de la ville, à l’écart du siècle, hors des réseaux, hors du flux. Où Louise pourrait grandir à l’abri. Où il pourrait lui apprendre ce qu’il fallait pour résister aux temps terribles, pour empêcher la destruction de tout, survivre, mener le combat – bâtir un jardin. »
Et puis, il y a Max, abonné à Charlie Hebdo, lecteur de Crime et Châtiment, qui tient le bistrot en « faisant ostensiblement la gueule à la majorité de ses clients », et Lesélieux, le prof de lettres qui aimerait bien écrire un livre, se faire connaître et qui en a ras le bol de souligner en rouge les colonies de fautes d’orthographe qui rendent les copies de plus en plus illisibles, il y a aussi les vieux, les très vieux, le « Doyen du village et Mémoire des Feuges », le Grand-Pé, presque aveugle, presque mort. Mais pas encore sourd. Aimant sentir son petit-fils, Thomas, et lui raconter des histoires, toujours les mêmes, au point que Thomas aura l’idée d’envoyer Lionel à sa place pour écouter les radotages du Grand-Pé. J’oubliais aussi le père Victor, prêtre du village, qui n’aime pas trop fréquenter les bonnes familles du coin, leur préférant ses marginaux, gueulant comme un âne après Mme Genin pour que TOUTES les églises restent ouvertes au risque de voir disparaître les candélabres. Et puis, il y a aussi Samir et Lamia qui viennent de s’installer dans leur nouvelle maison du chemin du Marais et qui doivent s’intégrer.
Et tous les gamins qu’on appelle par leur nom de famille : les Morin, Grenu, Latouche, Rickwiller, Verrieux, des sales gosses qui crachent, insultent, rient.
Cette communauté humaine est composée d’individus très différents qui vivent pourtant sur les mêmes terres, qui se croisent chaque jour, se disent bonjour, au revoir. Ce sont des solitaires, terme qui rappelle l’étymologie même de sanglier « singularis », qui va seul. Sangliers est l’histoire de cette communauté, le portrait de ces hommes seuls qui vivent en groupe.
Et tout ce petit monde va devoir cohabiter dans cette France des années 2012 à 2017, cette France un peu paumée entre des partis politiques qui battent de l’aile, une nette montée du Front National, de l’intégrisme, un chômage dont personne ne voit le bout, une société en pleine mutation, une école complètement larguée et des parents qui se demandent : « qu’est-ce que j’ai raté ? ». Des êtres qui se débattent, tentent de tenir le coup à leur façon, y parviennent parfois ou deviennent fous, souvent.
L’auteur, interviewé, aime citer les paroles du philosophe Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »
J’ai lu Sangliers comme une espèce de tragédie des temps modernes : on sent dès le début que quelque chose est pourri au royaume des Feuges, que – vous excuserez cette métaphore peu ragoûtante – le pus ne demande qu’à sortir. Le mal est là, partout, omniprésent, omnipotent, à travers notamment la violence physique et verbale. Les hommes ressemblent de plus en plus à des bêtes tandis que les bêtes ont des regards humains. Terrible témoignage de Lulu, celui qui a débusqué les sangliers et qui a cru voir non des bêtes mais « des hommes déguisés – des hommes changés en sangliers. Pas des bêtes. »
Ceux qui veulent repousser les forces du mal sont inefficaces : magnifiques scènes de l’homme d’église qui lors d’une messe se laisse aller à tout son désespoir : « Ah ! Frères et sœurs, quand… QUAND REDEVIENDRONS-NOUS DES HOMMES ? … Oh, je pourrais me contenter de vous rassurer encore, de vous parler d’une grande lumière au bout du tunnel – du Paradis. Mais y croyez-vous ? QUI Y CROIT ENCORE ICI ? PERSONNE ! Entendez-vous : PERSONNE ! », une autre scène incroyable me revient : salle des profs, lendemain des élections, les mines sont déconfites, le gars Maurice pète les plombs lorsque la Proviseure lui rappelle qu’il ne doit pas commenter les résultats devant les élèves. « Trois mois ! Y a pas trois mois on défilait tous – TOUS ! – Pour la liberté d’expression. On était tous Charlie ! Fallait rouvrir sa gueule, transmettre les valeurs de la République… Et là, faudrait se taire ? Nom de Dieu, il est passé où votre esprit du 11 janvier ? Et les Lumières ? C’est de la blague ? On éteint tout, on remballe, on ferme boutique, on se couche ? Qu’est-ce qu’on fait – merde !… ON FABRIQUE DES FASCISTES !… PARFAITEMENT ! C’EST NOUS QUI LES FABRIQUONS !… ».
Ils ont beau créer leur « Collectif des moutons noirs » pour sauver le monde et avoir le sentiment de marcher droit, le pire ne sera pas évité. L’auteur reconnaît que son roman a « un côté fin du monde : une invasion de sangliers, une inondation, un épisode de sécheresse… » D’ailleurs, les personnages eux-mêmes s’interrogent « sur cet enchaînement de petits fléaux : déferlement des bêtes sauvages, déferlement de l’eau. Est-ce que toute la violence du monde, toute l’énergie inemployée par l’animal, par l’élément allait leur tomber dessus . Qu’en serait-il un jour de l’énergie, de la violence des hommes. Des foules barbares allaient-elles bientôt les envahir, ou des monstres surgir – dévastant, ou frappant. »
Et puis, comme je le disais, un autre personnage est là : il est multiple, protéiforme, immortel. Il s’appelle la terre, la nature (on pense ici à Giono), le puits, la chapelle, la source, les pierres, les bêtes. Ils parlent comme un choeur de dieux antiques, sont porteurs du passé, des légendes, des dames blanches et des loups-garous, ils parlent mais personne ne les entend, personne ne les voit ou si peu de gens. Leurs paroles se perdent dans le vent de cette plaine où le mal s’est répandu, plaine qui a vécu la guerre, la révolution : « ils étaient difficiles à voir ces bataillons anciens, ces crimes, cette armée de morts. De là pourtant – de ce fumier macabre – que le vert vif de la plaine tirait sa substance, sa vigueur et sa fertilité… » et le sculpteur Gottschalk, devenu voyant, de prévenir : « Ça va recommencer… ».
Lelésieux, pris lui aussi d’une folle lucidité, hurle qu’ : « au fond ce n’est pas leur faute, qu’au fond ce n’est la faute de personne ; que c’est l’Ennui ; que l’Ennui métamorphose les hommes en veaux ou en tigres – l’Ennui, n’est-ce pas : l’Ennui, qui pourrait aussi les transformer en licornes ou en dragons, pourquoi l’Ennui ne les changerait plus qu’en pièces de bétail ou en méchants fauves ; n’y avait-il plus qu’à attendre ici-bas leur entre-dévoration, n’y avait-il plus qu’à offrir les uns en sacrifice aux dieux cruels, à chasser les autres pour survivre – où étaient passés les animaux fantastiques, les bêtes tutélaires, généreuses, protectrices, est-ce que la Terre n’en porterait plus désormais, est-ce qu’elle refuserait de nourrir les êtres fabuleux, les légendes d’autrefois. »
Ils sont là, annonçant le pire, observant l’homme devenir bête et la violence s’emparer de tous, même des enfants.
Au risque de me répéter, difficile de comprendre pourquoi ce livre engagé et exigeant, à la fois roman social, politique, philosophique, métaphysique, oeuvre terrible au ton élégiaque, épique, à l’écriture puissante et poétique et aux personnages si forts et si marquants, n’a pas fait davantage parler de lui. Très clairement, il est un des livres les plus intéressants de cette rentrée littéraire. Il serait tellement dommage de le manquer !

Retrouvez Lucia Lilas sur Lireaulit 

partagez cette critique
partage par email