A l’occasion de la parution de son incroyable roman, « Les petites chaises rouges » (Editions Sabine Wespieser), dont on ne saurait trop vous recommander la lecture, nous publions un texte qu’Edna O’Brien a écrit pour le quotidien anglais, « Le Guardian ». Vous verrez, c’est passionnant, et l’on retrouve toute la perspicacité de cette grande romancière, ainsi que sa plume ailée…

La littérature est-elle une bête qui meurt ?
Edna O’Brien
obrien

Je lis dans un coin tranquille de la pièce, assise sur une bergère confessionnal qui rappelle les fauteuils des portiers d’antan, protégée par ses deux grandes ailes saillantes. Je lis lentement, répétant les mots à haute voix, puisque son et rythme font partie intrinsèque de la créativité. Très vite, je puis dire si une œuvre est ou non pour moi.

L’histoire, avec sa dynamique interne, est chose fort mystérieuse. Elle peut être ouverte, comme dans « Disgrâce » de J. M. Coetzee, ou couverte, comme dans les « Anneaux de Saturne » de W. G. Sebald, pour ne citer que deux des tenants récents des propriétés magiques du mot.

Dernièrement, j’ai lu Teju Cole, « Open City », qui a quelque chose de la furtivité de Sebald. Commençant à New York, le narrateur, avec une belle insouciance, part de la cathédrale Saint-Jean le Théologien, longe l’Hudson, où le vrombissement de la circulation noie le bruissement du feuillage. En chemin, entendant de la musique des quatre coins du monde, il rencontre des inconnus, pour la plupart des migrants, les sans-pouvoir qui vivent à l’ombre du pouvoir. Il remarque les couleurs changeantes du ciel, du bleu au roussâtre barbouillé, les oiseaux migrateurs « avec leurs petits cœurs infatigables », qui pour lui, et peut-être nous, constituent un augure. Une sorte de « Voyage du pèlerin » moderne, mais le sortilège est tel que l’auteur nous attire pour faire de nous les témoins des cruautés délibérées et aléatoires de la vie. Nous avons vécu le livre. Sans doute est-ce à cause d’une époque fracturée et détraquée, mais la fiction moderne semble parfois s’égarer du fait d’un engorgement langagier, un véritable smörgäsbord, comme si les mots ne suffisaient pas à faire passer la frénésie ambiante. Il est des histoires, avec leur idiome, qui reflètent la verve et l’allure de notre époque, mais l’empilement du mot et de l’image est tel que la vérité est sabotée, et le sentiment sacrifié à l’esbroufe. Les océans débordent, les cieux saignent, les nuits sont truffées de drogue, de sexe et de carnage, mais l’inondation est si ample que l’on a un effet de répétition et de révélation, et que, surtout, la transaction privée entre le lecteur inconnu et l’auteur inconnu se perd.

Je pense à Flaubert et à la longue gestation solitaire dans l’écriture de « Madame Bovary » ainsi qu’aux lettres à sa maîtresse Louise Colet, reconnaissant qu’il lui a fallu des mois pour terminer un court paragraphe, choisir et assembler les mots avec l’œil froid d’un croque-mort. Les scènes se déploient naturellement, le long voile bleu d’Emma Bovary sous son chapeau d’homme, le velours du manteau de Rodolphe, la terre rougeâtre parsemée de bruyère et de violettes, tout le riche prélude à la capitulation frissonnante d’Emma. Avec son instinct du luxe et sa soif d’aventure, Emma pouvait donner matière à une nouvelle, à l’époque comme aujourd’hui, mais la grandeur du livre est que Flaubert en avait vécu chaque instant dans son imagination, il connaissait ce monde de l’intérieur, sa stagnation, son hypocrisie, ses cruautés, et l’histrionne qui n’a jamais cessé de croire à la consommation primordiale – et peut-être la transformation – par l’amour charnel. Une femme à laquelle il se comparait.

Il fut un temps où je prisais les inondations langagières. J’ai lu et relu « L’Automne du patriarche » de Gabriel García Márquez, stupéfaite par sa virtuosité, le manoir qui s’écroule avec ses herbes sauvages et ses bouses de vache, la puanteur des lépreux et des roses mortes, les catins avec leurs avortons, et le général vaincu, dément, qui attend, qui croit en fait qu’il retrouvera son trône, que le « sel de la santé » lui sera rendu. Aujourd’hui, vingt ou trente ans plus tard, je préfère l’économie de moyens et le style cinématographique de la « Chronique d’une mort annoncée ». En vieillissant, García Márquez s’est débarrassé de quantité de mots. Par exemple, le jour où Santiago Nasar est abattu par les deux frères qui voulaient venger leur honneur, tout ce que nous apprenons après leur déchaînement de violence macabre, c’est que Santiago a descendu les marches de sa demeure de manière aussi digne que possible, tenant ses entrailles, et a trébuché sur la dernière marche.

Par ailleurs, pas moyen d’oublier que James Joyce nous a lui aussi attirés dans un labyrinthe langagier, avec ses ascensions poétiques vertigineuses, ses épiphanies sur le même plan que l’Écriture, mais son génie inné était tel qu’il savait toujours le moment exact où faire marche arrière. Prenons par exemple ce péan à la femme – « femme qui s’accroche à son amant, plus et encore. Elle a confiance, la main douce, ses yeux aux longs cils. Et maintenant nom de bleu où est-ce que je l’entraîne derrière le voile[1] ? » Un jour qu’on lui demandait pourquoi Joyce était si grand, Samuel Beckett a simplement répondu : « Il a laissé les mots faire le travail », comparant sa méthode à celle de tout grand ciseleur et orfèvre, frappant les mots au gré de ses exigences exactes et omniscientes.

Il est impossible de ne pas se forger un sentiment, ou une foule de sentiments, sur un auteur. Il nous plaît ou nous déplaît, nous aimons, nous réprouvons, nous comprenons. Je pense à Kafka, souhaitant – ou souhaitant à demi – que ses œuvres fussent détruites, ce qu’il appelait ses « fragments contre la solitude », et je m’émerveille de son humilité. Je pense à Charlotte Brontë, écrivant à Monsieur Héger à Bruxelles, lui demandant de ne pas la croire « folle à lier » en raison de son engouement, cette même Charlotte Brontë qui a souffert la mort de ses sœurs et d’un frère, entendant le vent souffler, sentant la morsure du gel, devant se ressaisir pour s’acquitter de ses corvées quotidiennes, garder en vie espoir et énergie dans cette maison du deuil. Et elle n’en a pas moins écrit des chefs-d’œuvre. C’est ce courage stoïque et le don de transcendance qui nous enhardissent à appeler les écrivains nos amis.

Dans sa préface au « Commun des lecteurs », Virginia Woolf  cite le Dr Johnson à propos du lecteur idéal qui devrait rester pur de tout préjugé littéraire – mais aussi de toute jalousie littéraire, aurait-elle pu ajouter. Voici une femme qui lisait avec une intuition profonde et pénétrante, qui lança le cri de bataille au nom des femmes écrivains et qui fut la première à jamais demander pourquoi aucune femme n’écrivit de poème ou de fragment extraordinaire dans l’Angleterre élisabéthaine ou jacobéenne, quand la langue avait atteint son apothéose. Les grandes pièces des hommes sont truffées d’héroïnes lumineuses – Rosalinde, Desdémone, Lady Macbeth, Phèdre, la duchesse de Malfi – alors que pas même un seul monologue de femme ne nous est parvenu. La raison, observe Woolf, est tristement simple. Les femmes, même des classes privilégiées, ne savaient ni lire ni écrire, car on ne les envoyait pas à l’école. Elles n’apprenaient ni la grammaire ni la logique, ni le latin ni le grec, elles étaient la propriété exclusive d’un père, puis d’un mari, choisi par ce père pour qu’elles mettent au monde des enfants. Une femme aux penchants littéraires eût été suspecte de sorcellerie ou de prostitution et placée sous les verrous. Virginia imagine également que Shakespeare avait une sœur, Judith, possédée de cette chaleur et de cette violence propres au cœur d’un poète. Judith tente elle aussi de s’imposer dans le monde des lettres, va à Londres, comme l’a fait son frère, se campe devant un théâtre pour nourrir les chevaux, dans l’espoir d’être admise – sauf qu’elle ne l’est pas. Finalement, usée par le ridicule, les obstacles et les rebuffades répétées, Judith se tue à quelque carrefour où les omnibus s’arrêtent à présent, devant l’ « Elephant and Castle ». Voici donc Woolf, championne des muets et des grands, qui ne s’en hérisse pas moins à la pensée d’un rival qui usurperait sa place de précurseur du modernisme. Joyce. Ses œuvres, jugeait-elle, étaient celles d’un homme autodidacte, égotiste, insistant, cru, frappant et, en fin de compte, écœurant. Son insulte la plus accablante doit davantage au snobisme anglais qu’à la sensibilité esthétique. Joyce était « rustre et mal élevé ». Les grands écrivains sont souvent dédaigneux, critiques, voire sauvages envers d’autres grands écrivains. Comment concilier l’auteur de « Guerre et paix » avec certaines de ses opinions les plus extrêmes ? Alors que Tolstoï était en convalescence en Crimée au cours de l’hiver 1901, Tchékhov lui rendit visite. Au moment de se retirer, Tolstoï lui dit, « Donnez-moi un baiser d’adieu », puis, retrouvant sa vive énergie d’antan, lâcha : « Je ne peux pas souffrir vos pièces. Celles de Shakespeare sont détestables, mais les vôtres sont encore pires ! » Toutefois, c’est dans son pamphlet sur Shakespeare que Tolstoï donne libre cours à sa mauvaise humeur. Shakespeare n’était pas un artiste, « Le Roi Lear » est une pièce stupide, verbeuse, artificielle, inintelligible, grandiloquente, vulgaire, ennuyeuse, grouillant de divagations et de plaisanteries forcées. La gloire de Shakespeare était le fruit, en Allemagne, d’une hypnose collective, dont Goethe fut le champion et qui fut encouragée par les professeurs allemands à la fin du xviiie siècle. George Orwell parle à ce propos de méchanceté, et c’est bien de la méchanceté, mais il faut se demander pourquoi, sur ses vieux jours, Tolstoï s’est métamorphosé en Lear. Ayant renoncé à son titre, son domaine, sa famille et ses droits d’auteur, Tolstoï se mit en marche, au cœur de l’hiver par un temps effroyable, pour arriver dix jours plus tard à la gare d’Astapovo, à l’article de la mort. « J’aime beaucoup de choses, j’aime tout le monde », furent ses derniers mots intelligibles.

Vladimir Nabokov aimait la littérature et confirma cet amour dans ses brillants essais, mais il trouvait aussi plaisir à ne faire aucun quartier. Sigmund Freud n’était qu’un charlatan du Moyen Âge, William Faulkner (l’héritier d’Herman Melville) un « chroniqueur des rafles de maïs » tandis que « Le Docteur Jivago » de Boris Pasternak était abominablement écrit. Mais Nabokov réserva ses invectives les plus véhémentes à toutes les femmes écrivains et à Thomas Mann. Les femmes, à l’exception de Jane Austen, et ce uniquement à cause de « Mansfield Park », étaient incapables d’écrire correctement, tandis que Mann était un médiocre. Nous ne saurons jamais ce que Nabokov pensait des messages mystiques d’Emily Dickinson ou des assauts audacieux et novateurs de Sylvia Plath contre le langage. Il est possible que les Brontë, Woolf, Edith Wharton, Karen Blixen, Adrienne Rich et quantité de femmes inspirées aient été toutes renvoyées à leur trousseau. Et comment Nabokov a-t-il pu balayer d’un revers de main « La Montagne magique », cette grande parabole de l’aveuglement politique au xxe siècle, où des idéalistes comme Hans Castorp s’isolent dans l’atmosphère raréfiée d’un sanatorium, à seule fin d’être jetés dans la mêlée ? Le visage dans la boue d’un champ inondé de mort, jonché de bribes d’humanité et d’ordures, Hans Castorp doit se relever et marche péniblement jusqu’à disparaître à nos yeux.

          Je quitte mon coin de lecture et retourne aux corvées et exigences du jour, aux schismes et terreurs du monde, je regarde mes rayonnages chargés de livres et me demande si le prochain occupant des lieux les abattra et si la bergère confessionnal finira sur un tas d’ordures. Je pense au grand essai de George Steiner, « La retraite du mot », écrit en 1961[2], décrivant ces îlots d’intimité et de silence qu’impliquent la lecture d’un livre. De son regard incisif, il envisageait un monde altéré, une société en quête de divertissements plus faciles, plus sommaires, et de plaisirs qui ne prennent pas la tête. Je dois alors me demander si, dans vingt ou trente ans, la littérature sera un domaine essentiel de la vie. S’insinuera-t-elle dans le tissu de la pensée sociale et politique, aura-t-elle ses fidèles adeptes ou s’en ira-t-elle à vau-l’eau comme le prévoyait Steiner ? Bref, est-elle un animal qui meurt ?

The Guardian, 6 mai 2016 © Edna O’Brien

Traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat

 

[1] Joyce, Ulysse, trad. J. Aubert, Paris, Gallimard, 2004, p. 67.

[2] Repris in Steiner, Langage et silence, Paris, Les Belles Lettres, préface P.-E. Dauzat, 2010.

 
 
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