©Patrice NORMAND/Leextra/
 
 
Seth Greenland
traduit de l'anglais par Jean Esch
Liana Levi
litterature
septembre 2019
667 p.  24 €
ebook avec DRM 18,99 €
 
 
 

r  e  n  c  o  n  t  r  e    a  v  e  c
Seth Greenland

« Je voulais écrire sur quelqu’un
dont les réseaux sociaux scellent le destin »

Cinquième roman de Seth Greenland en quinze ans, « Mécanique de la chute » a tout pour lui apporter une large reconnaissance. Cette fable new yorkaise sur l’argent et le pouvoir se lit d’une traite, avec un plaisir gourmand. Elle imbrique trois histoires de réussite qu’un événement dramatique va faire tanguer et se rejoindre. Le milliardaire de l’immobilier Jay Gladstone, la procureure Christine Lupo et le basketteur D’Angelo « Dag » Maxwell sont au sommet de leurs carrières respectives. Ils veulent grimper encore mais aussi préserver leur bulle personnelle. Ils sont inaccessibles, parfois odieux, rarement détestables. L’auteur les campe avec sérieux et ironie, sourit de leurs faiblesses et de leurs contradictions. Il confronte les milieux sociaux et les cultures, puis observe le résultat. Il intègre à ce carrousel un peu fou la fille du milliardaire et ses jeunes amis rebelles, le frère du champion et ses potes un peu paumés. Le rythme s’emballe, la tragédie guette mais le flux du récit reste limpide. Sous cette comédie humaine qui pointe les grands maux de l’Amérique d’aujourd’hui, inégalité, injustice et racisme, on pense bien sûr au « Bûcher des Vanités », référence que Seth Greenland a l’élégance d’assumer. Trente-deux ans après, pourtant, son livre file un petit coup de vieux à celui de Tom Wolfe qui ignorait la plaie des réseaux sociaux, facteur d’emballement de la chute en question. Moderne dans le propos, classique dans la forme, amoureux des dialogues et orfèvre de la satire, ce sexagénaire qui a toujours vécu de sa plume nous régale avec cette fiction ambitieuse et excitante, de loin son meilleur livre.

Dans votre roman, le Mal n’est pas incarné par un personnage, mais par les réseaux sociaux…
Je voulais écrire sur quelqu’un dont les réseaux sociaux scellent le destin : une fois qu’ils sont sur vous c’est trop tard. Comme Jay Gladstone n’est pas sur Twitter, il est surpris par cette puissance, il n’avait pas conscience de la vitesse à laquelle change la société. La populace de Twitter détruit des gens sans jamais s’excuser, elle laisse une victime derrière elle pour en chercher une nouvelle. En Amérique, le fait que Donald Trump y soit si présent aggrave la situation, pour lui Twitter n’est qu’un moyen de jeter de l’huile sur le feu et de se mettre en avant. Quel stress de l’avoir comme président ! C’est devenu insupportable, on est tous au bord du syndrome post-traumatique…

Pourquoi votre héros, Jay, est-il aussi obsédé par l’éthique ?
Il est comme ça, profondément éthique, c’est un homme bon. L’accuser à tort d’être raciste le détruit. Il illustre ce mot que l’on prête à Mark Twain : « Un mensonge fait à moitié le tour de la Terre le temps que la vérité mette ses chaussures ».

Le basketteur Dag, lui, semble mal armé face à sa propre réussite en NBA…
On demande aux riches d’être généreux, exemplaires… Lui vient d’un milieu pauvre, il est jeune, une petite trentaine, il n’a pas la sophistication nécessaire pour gérer sa gloire et sa fortune. Il est l’astre d’un mini-système solaire, très entouré, admiré, et il essaie d’intégrer un autre monde, très codé. Ce n’est pas une victime, il fait juste de mauvais choix, il manque de jugeotte. Mais j’ai autant de sympathie pour lui que pour Jay. Et puis un champion de basket en littérature, je crois que c’est une première…

Ni lui ni Jay ne se montrent jamais haïssables…
Je ne veux pas les condamner pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils font, juste les explorer, montrer ce qui se passe dans leur tête, que le lecteur puisse les voir comme des humains qui essaient de naviguer dans un monde compliqué, de trouver le bon équilibre entre leur vie personnelle et leur carrière. Les Américains pensent souvent que la richesse rend heureux, et c’est vrai qu’elle peut y contribuer, mais elle peut aussi compliquer la vie. Il y a des moments où l’argent ne peut pas vous protéger de la merde qui vous tombe dessus

La procureure Christine Lupo, troisième personnage central du livre, est-elle une de ces « politiciennes de droite séduisantes » que vous dites redouter ?
Quand j’ai dit ça lors d’une interview, je parlais de Sarah Palin, dont chacun sait que c’est une idiote mais que John McCain avait choisie comme colistière pour la présidentielle de 2008. Les Républicains se sont rangés derrière elle, on l’a prise au sérieux parce qu’elle est séduisante. Quand il s’agit de voter, les Américains s’en remettent à leurs émotions plutôt qu’à la réflexion. Mais c’est très amusant de créer un personnage aussi cynique. Elle se comporte mal, elle est calculatrice, sournoise…

Pourquoi avoir situé votre roman en 2012, à la réélection de Barack Obama ?
C’est l’année où j’ai commencé à l’écrire. Comme il m’a pris plusieurs années, j’aurais pu changer l’année en cours d’écriture. Je ne l’ai pas fait parce qu’en situant l’action en 2016, par exemple, j’aurais été obligé d’introduire Donald Trump et, même en toile de fond, il aurait tout écrasé. Dans notre pays, tout est dévoyé à cause de lui, en particulier la littérature. Si vous écrivez un roman qui se situe au temps présent, autre que de pur divertissement, vous devez vous poser la question de la place de Trump ! Si vous ne le mentionnez pas, vous éludez la réalité. C’est comme écrire un roman sur la Russie de 1936 sans Staline.

Depuis quand écrivez-vous ?
Je suis parti pour Hollywood dans les années 1980 parce que j’adorais Billy Wilder et Woody Allen. Quand j’ai compris que ce genre de film était dépassé, j’ai écrit pour le théâtre. Ca a duré dix ans, et je n’ai jamais rien connu de mieux que des acteurs lisant mon texte et un public qui éclate de rire. J’ai aussi un peu collaboré au Huffington Post, avec une chronique sur la politique où on me demandait juste d’être drôle. Ensuite j’ai beaucoup travaillé sur des séries télé. Et comme j’ai la chance d’avoir vendu les droits d’adaptation de mes romans au cinéma, je continue à vivre de l’écriture.

Vous avez suivi le chemin inverse de beaucoup d’autres auteurs. Qu’est-ce que le roman vous apporte de différent ?
C’est la forme d’écriture la plus artistique, celle qui permet le plus de profondeur. Rien n’est plus fort que de pouvoir exprimer la psychologie de quelqu’un de très différent de soi. Et puis, comme pour un réalisateur avec son film, tout doit être parfait, dans le détail et dans l’ensemble. Ici, comme il y a beaucoup de personnages, qu’on passe d’une histoire à l’autre, qu’est-ce que je veux que le lecteur perçoive ? Sur quoi vais-je insister ? C’est un thème du 21e siècle traité avec une forme d’écriture du 19e siècle, comme chez Charles Dickens ou Mark Twain. Quand j’ai intégré l’équipe de scénaristes de la série « Big Love » pour HBO, on s’est réunis pour fixer ce qui allait arriver à chacun des personnages tout au long des 10 épisodes. Sans cette expérience-là, je n’aurais pas pu écrire « Mécanique de la chute ».

Mark Twain est un modèle pour vous ?
J’ai lu « Huckleberry Finn » à 8 ans, j’ai adoré, même s’il y a des aspects que je n’ai compris que plus tard. Ernest Hemingway a dit que la littérature américaine moderne commençait avec ce livre, je suis d’accord. Je me suis toujours senti lié à Mark Twain parce qu’il a réussi à écrire sur des sujets graves, comme le racisme, sans oublier d’être drôle, ironique. Hemingway est un grand écrivain mais il n’a jamais eu d’humour… Or, comment traverser la vie sans en rire ? Etant devenu romancier moi-même, je vois à quel point ce qu’a écrit Mark Twain était difficile et à quel point c’est réussi. J’adore Michel Houellebecq pour les mêmes raisons, parce qu’il est drôle.

Votre goût des mots vous vient-il aussi de votre père, Leo Greenland, qui était un publicitaire renommé ?
Il a débuté comme rédacteur, mais il a surtout dirigé son agence. Ce que je lui dois, et à ma mère tout autant, c’est d’avoir grandi dans une maison pleine de livres. C’est en cela que mes parents m’ont influencé. Mon père aurait aimé que je devienne avocat mais quand je lui ai dit que je voulais écrire, il m’a encouragé. A sa mort, on a découvert des manuscrits de lui datant de la Guerre : quand il était soldat, il rêvait de devenir romancier. Et puis une fois démobilisé, il a fallu qu’il gagne sa vie.

Vous avez publié cinq romans depuis 2005 : vous êtes perfectionniste ?
Je ne me vois pas comme ça mais, maintenant que vous le dites, je dois l’être. Ce livre a bien eu vingt versions successives, avec des modifications plus ou moins importantes. Et quand j’ai cru avoir fini, mon éditeur m’a appelé : « Il faut qu’on parle »… Il avait raison, j’ai modifié la fin et elle est beaucoup mieux. Si je me relisais maintenant, je verrais encore plein de détails à modifier. Heureusement, une fois publié, je ne me relis pas, je ne peux pas, ce serait trop douloureux.

Propos recueillis par Philippe Lemaire

 

 
 
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