b i e n t Ô t

                          Et maintenant qu’il est paru, nous l’avons lu !
                                                   notre critique est ici 

 

«Manifesto» de Leonor de Recondo, paraîtra le 10 janvier 2018 aux Editions Sabine Wespieser

Proche de son dernier souffle, Félix repose sur son lit d’hôpital. A son chevet, sa fille Léonor se souvient…

 

En voici le début :

« Je te vois assis sur le banc en marbre, le ciel sous les pieds. Tu regardes la vallée. Je m’approche lentement, la montée m’a fatigué. Tu as le dos courbé. Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vus, Ernesto ? Des décennies, dans les années cinquante sûrement, j’avais vingt ans, et toi, trente de plus.

Aujourd’hui, je savais que je te trouverais là. Il faut qu’on se raconte, toi, moi, les autres. Sinon, on se taira et on regardera le paysage longtemps, à s’en remplir les yeux. On se dira : tu te souviens ? Et on se souviendra de tout, Ernesto, très précisément de chaque détail.

Peut-être qu’on posera des mots dessus. Il paraît que ça allège. On deviendra, alors, si légers qu’il n’y aura plus de banc, plus rien, juste le ciel et tous les détails qu’on y trouvera. On se regardera et on rira des rides, des cheveux blancs, des dents qui manquent. On s’observera du coin de l’œil, la pupille vive comme au premier jour, et on pensera aux femmes qu’on a aimées, à leurs corps, à leurs seins chauds et fragiles dans nos paumes, à leurs ventres tendus, à nos bouches sur leurs lèvres. On y pensera comme si c’était hier, et nos mains nues se souviendront. Je te vois de dos, Ernesto, je m’approche lentement.

Je vois la forêt et le bois, je sens la chaleur de l’été. On lancera les phrases à la montagne. Tu me parleras de ton suicide et des toros. Je te parlerai de mes enfants morts, et puis j’ouvrirai la boîte que j’ai avec moi et je te montrerai le violon. Il n’y aura personne pour le faire sonner, mais ça n’a plus d’importance. J’ai tellement imaginé, rêvé ce son, qu’en ouvrant l’étui tu l’entendras un peu, et moi, je l’entendrai parfaitement. La musique se faufile dans le fil du bois, attend, se cache, puis s’endort. Léonor viendra la réveiller un jour. Mais aujourd’hui, ce qui compte, c’est qu’on se retrouve, toi et moi.
Tu me parleras de Madrid et du Florida, de Martha, comme elle était chic toujours, même dans la poussière des bombardements, même sur le front, même devant la mort au coin de la rue. Et puis tu me décriras encore et encore ses jambes, si longues. Je hocherai la tête. Je ne l’ai jamais rencontrée. On va revivre tout ça ensemble avec nos doutes et nos silences. Personne n’est là pour nous entendre, pour se moquer du lyrisme des deux petits vieux. On ne radote pas. Non, on se dit tout ça avec notre corps, une bonne dernière fois. Une dernière fois aussi longue qu’une éternité. Et on se tapera sur l’épaule.

Ernesto, tu es en vie.

Toi aussi, Félix. »

 

 
 
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