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« Une autre histoire»
de sarah naughton, traduit de l’anglais Pierre Sczczeciner, paraîtra le 8 mars 2018 chez Sonatine

Elevée par un père violent et une mère soumise, Mags a fui l’Angleterre dès qu’elle a pu pour devenir une brillante avocate installée à Las Vegas. Lorsqu’elle apprend que son frère a été victime d’un accident et se trouve dans le coma, elle revient à Londres. La petite amie de son frère lui révèle qu’il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un suicide. Vérité ou mensonge ? Voici le début de ce premier roman.

En voici le début :

« Quand il fait beau, le matin, le soleil brille si fort à travers les vitraux qu’on pourrait croire que le sol en béton est inondé de sang.

Mais là, il est 20h passées et la seule lumière provient des lampes murales situées à chaque étage. Leur lueur terne révèle une mare de goudron qui s’étend lentement.

Dans le noir, le sang ne ressemble pas à du sang.

Maintenant que l’adrénaline qui l’a poussée à dévaler les marches a disparu, elle a la sensation qu’on lui a retiré tous les os du corps. Elle tient à peine debout et doit s’appuyer à un pilier alors qu’elle regarde la scène, incapable de détourner les yeux.

La lumière du quatrième étage s’éteint.

Il faut un long moment au cerveau pour traiter un accident brutal – l’accélération de zéro à cent que constitue le passage de la normalité à la calamité – et y apporter la réponse adaptée. Petit à petit, elle sent une prise de conscience monter en elle, tandis que ses yeux fixent les éclaboussures noires sur les portes et les murs des appartements du rez-de-chaussée, ainsi que la mare sombre qui continue de s’étendre.

Au début, elle a cru qu’il s’en tirerait indemne. Quelques bleus. Une bosse sur la tête. Mais il y a trop de sang.

La lumière du troisième étage s’éteint.

Pendant les quelques instants figés qui ont suivi le drame, elle a eu la vague impression d’entendre le cliquetis d’un loquet qui se fermait, puis des pas lourds descendant l’escalier, et enfin le grincement et le fracas de la porte d’entrée. Mais à présent, tout est silencieux. C’est comme si l’église retenait son souffle et attendait de voir ce qu’elle va faire.

Elle avance vers lui d’un pas chancelant.

Il y a une odeur, comme celle de son porte-monnaie quand il est plein de pièces en cuivre.

Il a l’air si mal installé. Il a les hanches toutes tordues, pourquoi ne déplace-t-il pas sa jambe ? Pourquoi ne se retourne-t-il pas lorsqu’elle se penche au-dessus de lui ? Pourquoi ne lui adresse-t-il pas la parole ?

Elle s’agenouille à côté de lui et prend sa main d’une blancheur immaculée qui tranche avec le liquide noir qui s’insinue lentement dans ses cheveux et ses vêtements. Elle essaie de prononcer son nom, mais c’est comme si une main invisible lui enserrait la gorge. Son esprit bafouille. Elle est censée faire quelque chose. Oui. Appeler les secours.

La lumière du deuxième étage s’éteint.

Il a les lèvres qui bougent et les yeux ouverts. Quand elle se baisse pour essayer de comprendre ce qu’il dit, la pointe de ses cheveux vient tremper dans la mare obscure. Elle se relève d’un coup et une mèche caresse brièvement son poignet, zébrant au passage sa peau pâle. A présent, elle sait d’où vient le sang. Elle laisse échapper un petit bruit. L’horreur et le choc la percutent comme un camion lancé à pleine vitesse.

La lumière du premier étage s’éteint.

Il faut qu’elle fasse quelque chose pour lui. Car là, à cet instant, elle est sa seule chance. Il faut qu’elle sorte son portable de sa poche et qu’elle compose le numéro. Mais elle ne peut se résoudre à lui lâcher la main ; à le laisser dériver dans cet océan de ténèbres.

Son cœur bat à toute vitesse, comme les jambes des personnages de dessins animés qui continuent à mouliner dans le vide après avoir franchi le bord de la falaise. Juste avant de tomber.

La lumière du rez-de-chaussée s’éteint.

C’est l’obscurité soudaine, plus que le reste, qui la pousse à crier. Et une fois qu’elle a commencé, elle ne peut plus s’arrêter. »

 
 
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