Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon de Jean-Paul Dubois paraît le 14 août aux éditions de l’Olivier

Un nouveau roman de Jean-Paul Dubois, c’est toujours un petit événement. Celui-ci, qui se passe en partie en prison, ne déroge pas à la règle.
En voici le début :

« Il neige depuis une semaine. Près de la fenêtre je regarde la nuit et j’écoute le froid. Ici il fait du bruit. Un bruit particulier, déplaisant, donnant à croire que le bâtiment, pris dans un étau de glace, émet une plainte angoissante comme s’il souffrait et craquait sous l’effet de la rétraction. A cette heure, la prison est endormie. Au bout d’un certain temps, quand on s’est accoutumé à son métabolisme, on peut l’entendre respirer dans le noir comme un gros animal, tousser parfois, et même déglutir. La prison nous avale, nous digère et, recroquevillés dans son ventre, tapis dans les plus numérotés de ses boyaux, entre deux spasmes gastriques, nous dormons et vivons comme nous le pouvons.

Le pénitencier de Montréal, dit de Bordeaux pour avoir été construit sur l’ancien territoire d’un quartier éponyme, est situé au numéro 800 du boulevard Goin Ouest, à la lisière de la rivière des Prairies. 1357 détenus. 82 mis à mort par pendaison jusqu’en 1962. Autrefois, avant que l’on édifie cet univers de contention, l’endroit devait être magnifique, avec ce qu’il fallait de bouleaux, d’érables, de sumacs vinaigriers et d’herbes hautes couchées par les passages des animaux sauvages. Aujourd’hui, les rats et les souris sont les seuls survivants de cette faune. Et puisque telle est leur nature peu regardante, ils ont repeuplé ce monde clos fait de souffrance encagée. Ils semblent parfaitement s’accomoder de la détention et leur colonie n’a cessé de s’étendre dans toutes les ailes des bâtiments. La nuit, on entend distinctement les rongeurs œuvrer dans les cellules et les couloirs. Pour leur barrer l’accès, nous glissons des journaux roulés et de vieux vêtements sous les portes ou devant les trappes d’aération. Mais rien n’y fait. Ils passent, se glissent, se faufilent et font ce qu’ils ont à faire.

Le type de cellule dans laquelle je vis est surnommé un « condo », ce qui veut dire un « appartement ». Si l’on a affublé cet espace de ce vocable ironique, c’est parce qu’il est doté d’une surface légèrement supérieure au modèle standard lequel parvient à comprimer ce qui reste en nous d’humanité dans quelque 6 mètres carrés.

Deux lits superposés, deux fenêtres, deux tabourets scellés au sol, deux tablettes, un lavabo, un siège de toilette.

Je partage cet enclos avec Patrick Horton, un homme et demi qui s’est fait tatouer l’histoire de sa vie sur la peau du dos – Life is a bitch and then you die – et celle de son amour pour les Harley Davidson sur l’arrondi des épaules et le haut de la poitrine. Patrick est en attente du jugement après le meurtre d’un Hells Angel appartenant au chapitre de Montréal, abattu sur sa moto par ses amis qui le soupçonnaient de collaborer avec la police. Patrick était accusé d’avoir participé à cette exécution. Eu égard à ses intimidantes proportions et à son appartenance à cette mafia des motocyclettes possédant un superbe catalogue de meurtres et d’assassinats à son actif, tout le monde s’écarte respectueusement devant Horton comme s’il s’agissait d’un cardinal lorsqu’il démbule dans les couloirs du secteur B. Connu pour partager l’intimité de sa cellule, je jouis dans son sillage du même respect que ce drôle de nonce. »

 

Un mariage américain de Tayari Jones, traduit de l’anglais par Karine Lalechère, paraîtra le 29 août aux éditions Plon

Roy a eu la malchance de se trouver au mauvais moment au mauvais endroit. Alors qu’avec sa jeune femme Celestial, ils passent une nuit dans un motel tout près de chez ses parents, il est accusé de viol par une voisine de chambre. Rien, absolument rien ne prouve sa culpabilité, mais sa couleur de peau ne plaide pas en sa faveur. Un roman couronné par le Women’s Prize et qui figure dans la liste des romans préférés en 2018 de Barack Obama.

En voici le début :

« Il y a deux sortes de gens : ceux qui partent et ceux qui restent. Je suis un fier représentant de la première catégorie. Ma femme Celestial prétendait que, dans le fond, j’étais un gars de la campagne, mais je ne suis pas de cet avis. D’abord, je ne suis pas à proprement parler de la campagne. Eloe, en Louisiane est une petite ville. Quand on entend campagne, on pense travail de la terre, balles de foin, traite des vaches. Je n’ai jamais ramassé de coton de ma vie, même si mon père ne pourrait pas en dire autant. Je ne me suis jamais approché d’un cheval, d’une chèvre ou d’un cochon, et ça ne me tente pas, merci. Ça faisait rire Celestial, qui précisait qu’elle n’insinuait pas que j’étais un paysan, simplement que j’avais grandi dans une région rurale. Si on suivait son raisonnement, on aurait pu dire qu’elle était elle aussi une fille de la campagne, vu qu’elle était née à Atlanta. Mais à l’écouter, elle était « une femme du Sud », à ne pas confondre avec une « belle du Sud ». Curieusement, « pêche de Géorgie » lui convenait, et ça me convenait aussi, donc tout le monde était content.

Celestial se voit comme une personne cosmopolite et elle n’a pas tort. Pourtant, elle s’endort tous les soirs dans la maison où elle a grandi. Alors que moi, j’ai mis les voiles dès que j’ai pu, exactement soixante-douze heures après la cérémonie de remise des diplômes du lycée. Je serais parti avant, mais l’autocar ne s’arrêtait pas tous les jours à Eloe. Le temps que le facteur livre à ma mère le tube de carton contenant mon diplôme, j’étais déjà installé dans ma chambre universitaire à Atlanta. Je participais à un stage de prérentrée destiné aux boursiers qui étaient les premiers de leur famille à intégrer Morehouse College. Morehouse est une institution : l’une des plus anciennes facs afro-américaines du pays, exclusivement masculine. Nous étions invités à nous présenter deux mois et demi avant les étudiants parrainés par leur père ou leur grand-père, histoire de nous familiariser avec les lieux et de nous inculquer quelques principes de base. Imaginez vingt-trois jeunes Blacks qui regardent en boucle School Daze de Spike Lee et Les Anges aux poings serrés avec Sidney Poitier, ça vous donnera une idée du tableau. Ou ça ne vous dira rien. En tout cas, l’endoctrinement n’est pas toujours une mauvaise chose. »

Miss Islande de Audur Ava Olafsdottir, traduit de l’islandais par Eric Boury, paraîtra le 5 septembre aux éditions Zulma

Islande 1963. Hekla, vingt-et-un ans, laisse derrière elle la ferme de ses parents et prend le car pour Reykjavik avec quatre manuscrits au fond de sa valise. Elle sera écrivain. Sauf qu’à la capitale, on lui conseille de tenter sa chance à l’élection de Miss Islande… Un sixième roman que l’on a hâte de découvrir.

En voici le début :

« L’autocar de Reykjavik laisse dans son sillage un nuage de poussière. La route en terre, tout en creux et en bosses, serpente de virage en virage et bientôt, on ne voit presque plus rien par les vitres sales. Le cadre de la Saga des Gens du Val-au-Saumon aura bientôt disparu derrière un écran de boue.

La boîte de vitesses craque chaque fois qu’on descend ou gravit une colline, j’ai l’impression que l’autocar n’a pas de freins, l’énorme fêlure qui traverse le pare-brise de part en part ne semble pas gêner le chauffeur. Il y a peu de circulation, les rares fois où nous croisons un autre véhicule, notre conducteur klaxonne vigoureusement. Au passage de la dameuse, il doit se déporter sur l’accotement où il peine à maintenir l’équilibre. Les Ponts et chaussées ont décidé de remettre en état les routes en terre de la province des Dalir, ce qui donne aux conducteurs l’occasion de discuter un bon moment, vitres baissées.
— Je pourrais m’estimer heureux si je ne perds pas un essieu dans tous ces cahots, déclare le chauffeur de l’autocar.
Nous avons à peine quitté le village de Budardalur, mais en fait je suis à Dublin. Mon index repose sur la page vingt-trois de l’Ulysse de Joyce. On m’avait parlé d’un roman plus épais que la Saga de Njall qu’on pouvait se procurer à la librairie anglaise de la rue Hafnarstraeti. Je me le suis fait livrer à la ferme.

— Ce que vous dites, c’est du français, monsieur ? demanda la vieille femme à Haines.
Il lui répondit longuement, avec assurance.
De l’irlandais, observa Buck Mulligan. Où il est passé votre gaélique ?
— Je me disais bien que c’était de l’irlandais, répondit-elle, je reconnaissais les sonorités.
Ma lecture avance lentement, entravée par les bringuebalements de l’autocar autant que par la médiocrité de mon anglais. Le dictionnaire est ouvert sur le siège inoccupé à côté du mien, mais cette langue est plus ardue que je ne le soupçonnais.
Je cherche un coin de la vitre qui ne soit pas couvert de boue pour regarder le paysage. Une poétesse n’a-t-elle pas vécu dans cette ferme autrefois ? Cette rivière impétueuse aux eaux gris anthracite chargées de sable et de boue ne murmurait-elle pas au creux de ses veines ? Ses vaches en pâtissaient, disait-on. Pendant qu’elle écrivait des amours et des destins tragiques, s’échinant à convertir les couleurs des brebis en couchers de soleil sur le fjord de Breidafjördur, elle oubliait de les traire. Or il n’y a pas de pire péché que de ne pas vider des mamelles gorgées de lait. Quand elle rendait visite aux habitants des fermes voisines, elle ne voyait pas le temps passer, elle déclamait des poèmes ou se taisait des heures durant en trempant des morceaux de sucre dans son café. »

 


Opus 77 d’Alexis Ragougneau
paraîtra le 5 septembre aux éditions Viviane Hamy

« Mon roman est un portrait d’artiste mais également un portrait de femme. À travers le personnage d’Ariane Claessens, j’ai travaillé à ma propre définition de la grâce, un mélange paradoxal de force et de fragilité. Ariane en est l’incarnation. Je l’ai voulue la plus humaine possible, c’est-à-dire pleine de contradictions », résume Alexis Ragougneau.

Voici le début de son nouveau roman :

« Nous commencerons par un silence.
Mais les minutes de silence, vous savez bien, ne durent jamais soixante secondes pleines, y compris dans le recueillement d’une basilique genevoise, un jour de funérailles. L’impatience a vite fait de surgir, quoique l’assemblée se compose pour l’essentiel de musiciens de l’OSR, par définition respectueux du tempo imposé par leur chef. Cette fois, Claessens n’est pas au pupitre. Il est couché dans son cercueil, devant l’autel, couvé des yeux par un curé pénétré de sa mission. Célébrer l’artiste. Glisser deux ou trois mots sur une possible inspiration divine ; on ne sait jamais, ça ne mange pas de pain, un peu de prosélytisme ne nuira pas au défunt. Quant à sa fille, assise au piano quelques mètres plus loin, elle ne dira probablement rien tellement elle a l’air ailleurs.

Il y a, surplombant mon clavier, nichée dans la pierre, une Vierge à l’Enfant. Son visage tourné vers le vitrail accroche la lumière du jour. Le Christ, poupon, joufflu, cheveux bouclés, me fixe de ses yeux d’albâtre, l’air supérieur. Pas moyen de savoir ce qu’il pense ; sous la Mère et son Fils, dans ma robe de soie noire un peu trop décolletée pour l’occasion, ma tignasse rousse au-dessus des touches ivoire, je dois sûrement faire mauvais genre, une véritable Marie-Madeleine. Je suis venue jouer un air à l’enterrement de mon père. Je n’ai rien trouvé d’autre que d’enfiler la première robe de concert dénichée dans un placard. Là-bas, au deuxième rang, quelqu’un renifle et pleure, à la fin c’est agaçant. Je me sens si étrange, voire étrangère, comme si je donnais un récital à l’autre bout du monde, à Sydney, à Tokyo, encore sonnée par le décalage horaire.

Plus tôt dans la matinée, tandis que l’église était vide de tout spectateur, un accordeur est passé régler le Bösendorfer – c’est en tout cas ce que le prêtre m’a assuré. J’aurais voulu lui dire un mot, causer réglages et mécanique – j’aime tant parler aux facteurs d’instrument, aux techniciens, aux accordeurs. Pas pu ; on m’attendait au funérarium à la même heure.

Il était si fripé, Claessens. Si vieux dans son cercueil. Une momie déjà. Comme si tous les efforts consentis pour préserver sa jeunesse, les crèmes, les implants capillaires, le bistouri, avaient été réduits à rien par la mort et la maladie. Juste avant qu’ils ne referment la bière, j’y ai glissé sa baguette, pensant qu’il serait rassuré de l’avoir, pour pouvoir battre la mesure là où il part, six pieds sous terre, et nulle part ailleurs.

Dans la nef, les musiciens d’orchestre se sont spontanément assis en ordre de concert. La meute, c’est ainsi que Claessens les appelait, prête à vous écharper au moindre signe de faiblesse, n’oublie jamais ça, ma fille. Je n’oublie pas, papa. De soir en soir, lorsqu’il faut jouer un concerto de Rachmaninov, Beethoven ou Mozart, je n’oublie jamais. Cordes aux premiers rangs. Violons à gauche, altos au centre ; à droite les grosses cylindrées, violoncelles, contrebasses. Plus loin la « banda », clarinettes et bassons, flûtes et hautbois, cors, trompettes, trombones, tubas. Enfin, là-bas tout au fond, ceux qu’on ne remarque pas, ou si peu, les percussions, parmi lesquels j’aime tant piocher, après le concert et les autographes, après les mondanités, à New York, Milan ou Berlin, lorsque vient l’heure de rentrer à l’hôtel. »

 


Les petites robes noires de Madeleine St John, traduit de l’anglais par Sabine Porte, paraîtra le 3 octobre aux éditions Albin Michel

L’histoire se déroule au cœur des années cinquante, dans un grand magasin de Sydney. Le rayon couture est un véritable bal dont les vendeuses sont les étoiles. Et le résultat est complètement bluffant.

 

En voici le début :

« A la fin d’une chaude journée de novembre, Miss Baines et Mrs Williams du rayon Robes de Goode’s se plaignaient en enlevant leur robe noire pour se changer avant de rentrer chez elles.

« Mr Ryde n’est pas si méchant que ça, disait Miss Baines en parlant du chef de rayon ; c’est Miss Cartright qui est une enquiquineuse, si vous me passez l’expresion. »

Mrs Williams haussa les épaules et entreprit de se poudrer le nez.

« A cette époque de l’année, elle est pire que jamais, souligna-t-elle. Elle veut être sûre que nous avons bien mérité notre prime de Noël.

— Comme si on y pouvait quelque chose ! renchérit Miss Baines. Nous ne savons plus où donner de la tête ! »

C’était exact : on n’était plus qu’à six semaines des fêtes, le flot des clients grossissait, les robes commençaient à disparaître des portants dans un tourbillon de plus en plus effréné et, ce soir-là, en lavant ses dessous dans le lavabo, Mrs Williams eut soudain l’impression que sa vie s’en allait avec l’eau de rinçage qui se vidait en gargouillant par la bonde ; mais elle se ressaisit et continua à vaquer à ses tâches ménagères alors que dehors, la nuit de l’été austral palpitait tout autour d’elle.

Mrs Williams, Patty, et Miss Baines, Fay, travaillaient avec Miss Jacobs aux Robes de Cocktail, juste à côté des Robes du Soir, tout au fond du deuxième étage du grand magasin Goode’s de Sydney. F.G. Goode, un homme futé originaire de Mancheser, avait ouvert son premier magasin (Confection pour Dames et Messieurs – Toute la Dernière Mode Londonienne) à la fin du siècle dernier et n’avait jamais eu à le regretter, car les gens des colonies, avait-il compris d’emblée, étaient prêts à dépenser presque tout ce qu’ils possédaient pour se convaincre qu’ils étaient à la mode. Ses petits-enfants étaient donc désormais les principaux actionnaires d’une entreprise qui rapportait plusieurs millions de livres australiennes chaque année en vendant la dernière mode londonienne et toutes les modes d’ailleurs qui semblaient prometteuses. En ce moment, la mode italienne était en vogue. « Je l’ai eue chez Goode’s », disait la légende de l’insupportable illustration d’une femme à l’air hautain qui se pavanait dans une robe affreusement élégante sous le regard mêlé d’envie et de désespoir de son amie – si la robe et la pose changeaient au fil des années, la réclame figurait toujours en bas à gauche de la page féminine du Herald : l’espace devait être réservé à perpétuité et en ville, le slogan était depuis longtemps sur toutes les lèvres. Goode’s avait su se maintenir en tête grâce à l’extraordinaire culte que l’enseigne vouait à la mode. Le magasin envoyait les acheteurs talentueux se former dans les grands magasins de Londres et de New York. Quand les nouvelles collections arrivaient, deux fois par an, le personnel faisait des heures supplémentaires pour les étiqueter et les mettre en rayon tout en s’extasiant.

« Il a beau être affiché à 9 livres 17 shillings et 6 pence, disait Miss Cartright, ce modèle s’envolera en deux semaines  – moi je vous le dis ! »

Et cela ne manquait pas. »

 

Te souviendras-tu de demain ? de Zygmunt Miloszewski  (traduit du polonais par Kamil Barbarski) paraîtra le 5 septembre aux éditions Fleuve

Avec ce nouveau roman, l’écrivain polonais semble s’éloigner un peu du genre policier qui l’a fait connaître. A travers le couple que forment Ludwig et Grazyna, il raconte l’histoire de la Pologne d’aujourd’hui, mais également celle des années 60.

 

En voici le début :
« Il se sentait jeune, comme d’habitude. D’aussi loin qu’il se souvienne, c’était le moment préféré de sa journée. Il ouvrait les yeux et une étincelle d’énergie traversait son corps, comme s’il renaissait une nouvelle fois chaque matin. Je suis là, le monde m’appartient, l’aventure m’attend, il y a de l’action et je me sens fort. Parfois, ce moment durait jusqu’au soir, parfois le temps d’un battement de cils. Quant à l’instant d’après, comment dire : ça dépendait. Il avait de la chance, car, dans la plupart des cas, c’était une journée banale et ennuyeuse qui commençait. Mais il pouvait aussi être en proie à la crainte, à la douleur ou à la gueule de bois, parfois même au désespoir.

Ce jour-là, la puissance le remplit, comme d’habitude. Et, l’instant d’après, c’était au tour de la prudence, comme ces derniers temps. Pendant une longue période, il avait considéré son corps comme un assemblage d’outils performants, peut-être pas le kit parfait du professionnel, plutôt la boîte du bon bricoleur. Au fil des ans, le ciseau s’était ébréché, le percussion de la perceuse devenait sujette à caution, certaines clés à cliquer avaient été perdues, mais pendant ce laps de temps, même si c’était difficile, l’agencement fonctionnait et il n’était pas nécessaire de faire appel à un spécialiste. Hélas, c’était de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, il ne se sentait plus propriétaire d’un ensemble d’outils, mais gardien d’un musée désuet où auraient été exposées une flèche en bronze, une hachette en pierre, la moitié d’une charrue rouillée et une lampe à acétylène. Fragile. Prière de ne pas toucher. Profitant du fait que Grazyna était partie on ne sait où et qu’il avait le lit pour lui tout seul, il roula sur le dos et commença à remuer précautionneusement les bras et les jambes pour stimuler la circulation sanguine et vérifier que rien n’avait lâché durant la nuit. Une sensation acide au fond de la gorge ? Un ou deux cachets, et le problème serait résolu. Les hémorroïdes le démangeaient déjà, et ça deviendrait pire ; par chance, ce nouveau gel le soulageait vraiment. En marchant, il pourrait peut-être étirer un peu ses genoux coincés, mais quoi qu’il arrive, il prendrait un antidouleur dès qu’il se lèverait, au cas où. Son pied gauche s’était engourdi de façon désagréable, cependant son médecin l’avait prévenu qu’il l’emporterait dans sa tombe parce qu’on n’irait pas charcuter la colonne vertébrale d’un patient de son âge pour une broutille.

Il pouvait se mettre debout.

En grimaçant de douleur, il laissa pendre ses pieds en dehors du lit. Quelqu’un lui aurait versé du verre pilé dans ses articulations qu’il n’aurait pas eu plus de mal. En s’appuyant sur ses bras, il se redressa et s’assit en haletant doucement. Il attendit que son cœur se calme et que le léger vertige s’estombe ; à ce moment-là seulement, il ouvrit les yeux.

Le soleil hivernal était bas dans le ciel et ses rayons pénétraient presque à l’horizontale dans leur appartement, pile sur l’étagère des livres qui occupait tout un mur de leur chambre à coucher. Les reflets miroitaient sur les jaquettes brillantes, sur les lettres d’or ou d’argent estampées sur le dos des ouvrages. Sans lunettes, cela ressemblait pour lui à un tableau abstrait de grandes dimensions qui se consumerait dans une flamme soudaine. C’était un spectacle assez séduisant pour qu’il bouge la tête, plisse les paupières et l’observe sous plusieurs angles. Après un moment, il retrouva à tâtons la monture de ses verres correcteurs et la chaussa. »

 

 

 

Murène de Valentine Goby paraîtra le 21 août aux éditions Actes Sud

Hiver 1956, François a vingt-deux ans quand un accident le prive de ses bras. Bien au-delà de l’effroi, ce livre raconte le combat de ce garçon, sa force et ses difficultés pour réintégrer la vie. Jusqu’au jour où, par-delà la vitre d’un aquarium, une murène lui réinvente un avenir et lui ouvre les portes d’une aventure singulière : les balbutiements du handisport.

En voici le début :

« La nuit plaque des rectangles noirs aux vitres de la piscine. Face au bassin se tient François, très droit, immobile, pieds nus écartés sur le carrelage froid, dans l’odeur du chlore et le fracas d’un plongeon. Il fixe son reflet tordu par les remous. Il vient ici pour la première fois. Il n’est jamais entré dans une piscine. De l’eau à ciel fermé, à angles droits, au périmètre apprivoisable, 25 mètres par 12,5 bordés de cérmamique, toutes contraintes qui le rassurent comme le rassure l’heure tardive, il n’y a plus personne pour le voir même dans les coursives, sauf le maître nageur et son fils qui plonge côté profond.

Ce soir, François réfute le faisceau de phénomènes climatiques et d’accidents cosmiques qui, au terme de trois milliards d’années de pure existence subaquatique, propulsèrent hors de l’eau tout un pan du vivant, campèrent l’homme en animal terrien.

Il contemple les tremblements des plafonniers à la surface, les lignées brisées du carrelage au-dessous, et l’écho d’archaïques métamorphoses résonne en chacun de ses muscles, de ses os en injonctions contradictoires. Il remonte le temps au-delà de sa conscience jusqu’à ce point du Paléozoïque après lequel les nageoires deviennent membres, phalanges, doigts, ou à cette phase de sa propre évolution où il n’est que têtard dans le ventre de Mum ; il retourne à l’eau, la grande matrice. Il se dit que depuis un an, depuis le jour de Bayle, de toute façon il a changé d’espèce. »

Une partie de badminton d’Olivier Adam paraîtra le 21 août aux édition Flammarion

Après une parenthèse parisienne qui n’a pas tenu ses promesses, Paul Lerner, dont les derniers livres se sont peu vendus, revient piteusement en Bretagne où il accepte un poste de journaliste pour l’hebdomadaire local.

 

En voici le début :
« Son téléphone se mit à vibrer. Paul Lerner le laissa faire. Il avait depuis longtemps la réputation d’être injoignable. Avec les années, il s’était imaginé qu’on finirait par s’y habituer. Mais non. Tout le monde s’acharnait à le lui reprocher. Sarah, sa compagne. Manon et Clément, ses enfants. Sa mère. Ses amis – mais il lui en restait peu. Son éditeur à l’époque – une époque pas si lointaine en définitive, mais tout cela lui paraissait loin désormais, il y pensait comme à une autre vie, très ancienne, périmée. Et, ces temps-ci, Marion Gardel, rédactrice en chef de L’Emeraude, le journal local dont il rédigeait une bonne partie des articles.
— Ces engins sont pourvus d’une messagerie, lui répétait-il. Utilisez-la.
Surtout si c’est pour me rappeler qu’on boucle demain et que j’ai du retard. Je le sais mieux que quiconque, figurez-vous, mais bordel, est-ce que je vous ai déjà plantée ? Oui ou non ? Non. Bon alors.

Paul n’y pouvait rien. Il détestait parler dans ce truc, y coller son oreille. Le sentit vibrer dans sa poche suffisait à lui serrer la gorge.
Il attendit en vain que l’appareil vibre de nouveau, indiquant que Marion Gardel lui avait laissé un message. Puis il se remit au travail. Dans son dos se mêlaient le bruissement des conversations et le vacarme du percolateur. Ils n’étaient pas nombreux, en dehors des week-ends, à s’installer en milieu d’après-midi aux tables calées dans le sable blanc de la paillote qui surplombait la grande plage. Le nouveau propriétaire, un type d’une quarantaine d’années au sourire inaltérable, semblait ne pas se résoudre à ce que la saison touristique ne dure qu’un mois, nichée entre le 14 juillet et le 15 août, et s’échinait depuis quatre ans à ouvrir son établissement dès les premiers jours d’avril pour ne le fermer qu’une fois les congés de la Toussaint consumés. En dehors des vacances, des ponts et de quelques week-ends ensoleillés, il se condamnait ainsi à demeurer seul sous la pluie, attendant qu’à la moindre éclaircie quelques locaux désœuvrés, une poignée de touristes égarés daignent lui commander un café ou un demi qu’ils consommaient à toute vitesse, sous peine de finir frigorifés avant même d’en avoir bu la dernière goutte. Une telle abnégation frisait l’hérésie économique, personne ne comprenait comment il pouvait s’en sortir avec un si maigre chiffre d’affaires, mais cela faisait le bonheur de Paul. Il y avait établi son QG. C’était devenu une sorte d’extension de sa maison. Son jardin en quelque sorte (le petit carré d’herbe prolongeant la terrasse abritée dont bénéficiaient les Lerner, ainsi qu’on les appelait même si Paul et Sarah n’étaient pas mariés, quoique agréable, n’en méritait pas vraiment le nom). Il se sentait protégé face à ce paysage qui avait toujours eu le pouvoir (comment avait-il pu l’oublier, comment même avait-il cru pouvoir s’en passer ou vouloir autre chose, se demandait-il à présent) de dresser une muraille entre son cerveau et tout ce qui le rongeait. »

 

Les Altruistes d’Andrew Ridker (traduit de l’anglais par Olivier Deparis) paraîtra le 28 août aux éditions Rivages

Comment survivre aux désillusions, au couple, à la mort d’une mère adorée, aux repas qui s’éternisent ou à une bar-mitsva ? Réponse dans ce premier roman américain, déjà acheté par une vingtaine de pays.

 

En voici le début :
« Le feu s’acharnait contre la famille Alter. Une série d’embrasements avait ponctué tout l’automne, une de ces suites d’incidents sans lien entre eux et qui ne prennent un aspect prémonitoire qu’avec le recul. En septembre, Ethan s’était légèrement brûlé le pouce en tentant d’allumer une cigarette. Trois jours plus tard, un brûleur défectueux avait provoqué un mauvais fonctionnement de la cuisinière : le crépitement de l’allume-gaz s’était prolongé de manière inquiétante avant de faire jaillir une flamme qui avait léché la manche de Francine. Puis, pour le cinquantième anniversaire d’Arthur, lors d’une petite fête donnée sur la pelouse derrière la maison, une bougie magique était tombée du gâteau à la carotte et avait enflammé quelques feuilles mortes, aussitôt piétinées par Maggie.

Le plus violent de ces incendies eut lieu un jeudi soir de novembre. Francine était en rendez-vous avec Marcus et Margot Washington, un couple d’avocats  à la tête d’un cabinet spécialisé en propriété intellectuelle. C’était leur première séance – ils avaient été adressés à Francine par un ami commun – mais leur réputation les précédait. En avril dernier, ils avaient défendu avec succès un nouveau service de partage de fichiers en ligne contre un groupe de hip-hop auteur d’une chanson populaire au titre impubliable. Mais les Washington n’avaient pas l’air de deux personnes au sommet de la réussite professionnelle. Margot faisait nerveusement sautiller sa jambe. Marcus regardait fixement ses genoux. Ils étaient venus voir Francine en quête de médiation.
— Vous comprenez la délicatesse de la situation, dit Margot, la main serrée sur l’anse de son sac. Il ne faudrait pas que ça se sache.

Francine comprenait parfaitement. Margot avait des racines profondes à Saint-Louis, l’histoire de sa famille était une véritable fable sur le droit de naissance et l’héritage. On disait qu’elle descendait de Pierre Leclercq, un notable originaire de France. Selon la légende, Leclercq, marchand de fourrures et propriétaire de milliers d’hectares dans le Saint-Louis colonial, avait affranchi Bathsheba, l’une de ses concubines, et mis des terres à son nom afin de se protéger des créanciers. Mais Bathsheba avait revendu ces terres et attaqué Leclercq en justice, inspirant des générations de procès autour de son patrimoine. Depuis des années, les descendants de Leclercq se faisaient la guerre, personnages flamboyants au premier plan de l’aristocratie locale. Parmi les vestiges de la haute société de la ville, les Washington étaient d’autant plus visibles qu’ils formaient l’un des deux couples noirs habitant Lenox Place, une rue sécurisée près du Central West End. »

 

 

Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates (traduit de l’anglais par Claude Seban)
paraîtra le 5 septembre aux éditions Philippe Rey

A travers le meurtre d’un médecin « avorteur », Joyce Carol Oates expose les points de vue des deux camps, sans prendre parti. Elle écrit le roman de ce débat qui fait plus que jamais rage aujourd’hui aux Etats-Unis et ailleurs.

 

En voici le début :

« Dis seulement un mot et mon âme sera guérie.

Le Seigneur me le commanda. Dans tout ce qui arriva, ce fut Sa main qui ne faiblit pas.

Des cris éclatèrent : « Reculez ! »

C’était Voorhees que le fusil visait en premier. Le médecin avorteur enjoignant d’une voix rauque : « Reculez ! Posez cette arme ! »

Et d’autres cris : « Non ! Non ! »

Le Seigneur exécuta mes mouvements si vite que peur ou alarme n’eurent pas le temps d’apparaître dans les yeux de l’ennemi. Il n’y eut pas de terreur, seulement une grande stupeur. Quand je m’avançai dans l’allée derrière le Dodge des avorteurs, fusil épaulé et canons levés, nombreux furent ceux qui me regardèrent avec étonnement et crainte, car il était interdit par la loi aux manifestants de se rassembler dans l’allée, de même qu’il nous était interdit depuis quelques années de nous rassembler avec nos pancartes ou même pour prier dans l’espace sans herbe devant le Centre des femmes du comté de Broome, et voilà pourtant que l’un de ceux-là, de l’Armée de Dieu, connu par certains pour être Luther Dunphy, osait désobéir à cette loi, franchissait hardiment la barrière et suivait le monospace des avorteurs dans l’allée plus vite qu’on ne l’aurait attendu d’un homme de sa corpulence, et sans une hésitation.

Guide ma main, Seigneur ! Fais que je n’échoue pas.

Celui de nos ennemis nommé Augustus Voorhees venait de descendre du monospace. Il était 7h26. Le Centre des femmes n’ouvrait ses portes à la clientèle (c’est-à-dire à des femmes et des filles enceintes qui croyaient ne pas vouloir devenir mères) qu’à 8 heures. Le médecin avorteur (presque exactement de ma taille qui est d’un mètre quatre-vingt-cinq, et des chveux gris ébouriffés semblables aux miens) avait eu l’idée d’arriver de bonne heure pour éviter les maniestants et pour entrer dans le Centre par la porte de derrière, mais son astuce était folie, car les policiers de Muskegee Falls n’arrivaient généralement pas avant 7h30 (et quelquefois plus tard) et le temps qu’ils soient appelés sur les lieux ce matin-là, il se viderait de son sang et de sa vie comme un porc atteint au ventre. Et Voorhees ne me vit pas non plus à moins de deux mètres derrière lui et le rejoignant rapidement jusqu’à ce qu’une expression sur le visage de son compagnon le pousse à se retourner avec un air de stupéfaction totale.

« Non ! Reculez ! Ne…. »

Déjà à ce moment-là la détente était pressée, les deux canons du fusil braqués sur le médecin avorteur au-dessus de la poitrine, et la première décharge catapulta Augustus Voorhees en arrière et déchiqueta sa mâchoire inférieure et son cou d’une façon terrifiante comme si la colère du Seigneur avait abattu sur lui une gigantesque griffe ; car habilement j’avais visé haut, na sachant pas si l’assassin avorteur portait un gilet pare-balles. (Il serait révélé plus tard que Voorhees n’avait pas cette protection… en dépit du sort qui devait être le sien.) Et cependant, au sein même de cette explosion assourdissante, le Seigneur affermit ma main quand avec calme je tournai le fusil vers le complice chargé de l’escorter qui hurlait maintenant avec affolement : « Non ! Non ! Ne tirez pas ! » tentant gauchement de fuir et se protégeant vainement de ses bras et de ses mains, mais ces mots vinrent trop tard et ne furent pas plus écoutés que le cri des oiseaux au plumage noir tournoyant dans le ciel hivernal car le second coup de feu lui emporta le visage et une grande partie du cou, projetant en arrière son corps désormais sans vie comme l’avait été le corps sans vie de Voorhees, et ces deux corps écroulés sur l’asphalte de l’allée devant le monospace vomissant le sang… en l’espace de quelques secondes comme l’avait voule le Seigneur. »

 

 

Nous étions nés pour être heureux de Lionel Duroy
paraîtra le 22 août aux éditions Julliard

Voici venu le temps de la réconciliation. Après plusieurs romans qui n’avaient pas forcément été bien accueillis par sa famille, Paul décide de la réunir autour d’un déjeuner…

En voici le début :

Ils ont prévenu qu’ils arriveraient vers midi et quelle heure peut-il bien être là ? Sept heures ? Sept heures et demie ? A quelle heure s’étaient-ils pointés l’année dernière ? Midi, dans son souvenir. A bord de cette invraisemblable Mercedes. Qu’ils fassent les sept cents kilomètres depuis Paris, seulement pour lui, l’avait touché. Mais plus encore l’avait ému qu’ils veuillent le voir chez lui. « Si tu es d’accord, Paul, on va venir dans ta maison », lui avait dit Maxime au téléphone. Ainsi avaient-ils voulu inscrire ce retour dans une forme de solennité, car aussi bien ils auraient pu choisir de le revoir dans une brasserie quelconque lors d’un de ses passages à Paris. A partir de onze heures il s’était mis à guetter les voitures sur la petite route, debout sur le perron de la cuisine qui permet de voir par-dessus la haie. Il était un peu nerveux et ne savait pas ce qu’il allait éprouver. La veille, il avait dit au téléphone à son amie Sarah qu’il se sentait plus embarrassé qu’ému. Quatre frères d’un seul coup et un neveu qu’il ne connaissait pas…

Depuis quand ne se voyaient-ils plus ? Vingt-sept ans, plus ou moins l’âge de ce neveu. Comment allait-il pouvoir prêter attention à chacun ? Ecouter chacun, et s’écouter lui-même aussi ? Il n’avait pas la même histoire avec Nicolas, son aîné de deux ans, qu’avec les trois autres, plus jeune que lui et qu’il continuait d’appeler « les petits » dans ses monologues. A l’égard de Nicolas, il pensait avoir encore un peu de colère ou d’amertume, s’il prenait le temps d’y réfléchir, tandis qu’il était pratiquement certain de ne pas en vouloir aux autres, même pas à Ludovic qui l’avait pourtant copieusement insulté à l’époque.

Il se tourne dans son lit, cligne des paupières. La lumière pâle d’octobre entre dans la pièce par l’imposte de la porte sur le jardin. Quelque chose dans cette maison le relie à une part heureuse de son enfance dont il n’a pas gardé le souvenir mais qu’il reconnaît malgré tout. Il l’a souvent dit à Esther, au temps où elle était sa femme, et chaque matin, en ouvrant les yeux, il continue de se le dire.

Plus l’heure approchait, plus il avait été nerveux, il s’en souvient. Il se tenait deux ou trois minutes sur le perron, tendant l’oreille, se haussait sur la pointe des pieds, puis comme tout était silencieux, que la route demeurait déserte, il rentrait dans la cuisine, ouvrait le frigidaire et le refermait, s’immobilisait devant la table où jambon cru, melon et fromage avaient été disposés un peu plus tôt et restait là un moment méditatif et stupide. C’était une belle journée d’automne, ils allaient pouvoir déjeuner dehors, mais il sortirait les plats au dernier moment. Rien de plus qu’un pique-nique, finalement, il aurait peut-être dû prévoir quelque chose de chaud. Sept cents kilomètres et à l’arrivée du jambon cru… Ils vont penser que je ne me suis pas foulé, avait-il songé, et il avait regretté de ne pas avoir pris en plus un poulet rôti. Sans compter qu’il n’y avait pas énormément de jambon… A cet instant-là seulement il avait su qu’il leur en voulait. Mais bien sûr ! Sans se le formuler, il s’était empêché de faire plus, de faire mieux. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’ils pouvaient ressurgir comme ça après vingt-sept ans de silence, sur un simple coup de fil, et que lui allait se mettre en quatre pour les recevoir ? Ç’avait été plus fort que lui, il s’était empêché, voilà, et il en avait éprouvé du remords ce matin-là. »

 

Ed Alcock / M.Y.O.P.

Une bête au paradis de Cécile Coulon paraîtra le 21 août aux éditions de l’Iconoclaste

Emilienne élève seule ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel. Les saisons défilent, les petits grandissent, et puis l’adolescence arrive et avec elle le premier amour de Blanche, qui ravage tout sur son passage.

 

En voici le début :

« De chaque côté de la route étroite qui serpente entre des champs d’un vert épais, un vert d’orage et d’herbe, des fleurs, énormes, aux couleurs pâles, aux tiges vacillantes, des fleurs poussent en toute saison. Elles bordent ce ruban de goudron jusqu’au chemin où un peu de bois surmonté d’un écriteau indique :

VOUS ÊTES ARRIVES AU PARADIS

En contrebas, le chemin, troué de flaques brunes, débouche sur une large cour : un rectangle de terre battue aux angles légèrement arrondis, mangé par l’ivraie. La grange est strictement tenue. Devant, un tracteur et une petite voiture bleue sont rangés là et nettoyés régulièrement. De l’autre côté de la cour, des poules, des oies, un coq et trois canards entrent et sortent d’un cabanon en longueur percé d’ouvertures basses. Du grain blond couvre le sol. Le poulailler donne sur une pente raide bordée par un ru que l’été assèche chaque année. A l’horizon, les Bas-Champs sont balayés par le vent, la surface du Sombre-Etang dans son renfoncement de fougères frissonne de héros et de grenouilles.

Au centre de la cour, un arbre centenaire, aux branches assez hautes pour y prendre un homme ou un pneu, arrose de son ombre le sol, si bien qu’en automne, lorsque Blanche sort de la maison pour faire le tour du domaine, la quantité de feuilles mortes et la profondeur du rouge qui les habille lui donnent l’impression d’avancer sur une terre qui aurait saigné toute la nuit. Elle passe le poulailler, passe la grange, passe le chien, peut-être le douzième, le treizième qu’elle ait connu ici – d’ailleurs il n’a pas de nom, il s’appelle « le Chien », comme les autres avant lui -, elle trottine jusqu’à la fosse à cochons, un cercle de planches avec une porte battante fermée par un loquet que le froid coince, l’hiver. Là le sol est tanné, il a été piétiné pendant des années puis laissé à l’abandon sans qu’aucun pied, qu’aucune patte ne le foule.

Dans la fosse, si vaste pour un lieu qui n’accueille plus d’animaux, dans la fosse, Blanche se tient droite, malgré les quatre-vingts années qui alourdissent sa poitrine, balafrent son visage et transforment ses doigts en bâtons cassés. »

 

 

Une joie féroce de Sorj Chalandon paraîtra le 14 août aux éditions Grasset

Jeanne est une femme formidable. Tout le monde l’aime. Elle est brusquement frappée par le mal. «  Il y a quelque chose  », lui a dit le médecin en découvrant ses examens médicaux. Autour d’elle, tout se fane. Son mari, les autres, sa vie d’avant. En guerre contre ce qui la ronge, elle va prendre les armes. Jamais elle ne s’en serait crue capable…

 

En voici le début :

« J’ai imaginé renoncer. La voiture était à l’arrêt. Brigitte au volant, Mélody à sa droite, Assia et moi assises sur la banquette arrière. Je les aurais implorées. S’il vous plaît. On arrête là. On enlève nos lunettes ridicules, nos cheveux synthétiques. Toi, Assia, tu te libères de ton voile. On range nos armes de farces et attrapes. On rentre à la maison. Tout aurait été simple, tranquille. Quatre femmes dans un véhicule mal garé, qui reprendrait sa route après une halte sur le trottoir.

Mais je n’ai rien dit. C’était trop tard. Et puis je voulais être là.

Brusquement Mélody s’est redressée. Elle a enlevé ses lunettes noires.
Brigitte venait de sortir une arme de la boîte à gants.
— Mais putain ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Tu es dingue ! a crié Assia.

— Il en faut toujours un vrai, au cas où.
— Un vrai quoi ? j’ai demandé.
Assia s’est tassée dans son siège, elle avait remonté le voile sur son nez et fermé les yeux.£
— Elle a emporté un vrai flingue.
Puis elle s’est dépliée lentement, main tendue par-dessus le dossier du siège.
— Donne-le moi s’il te plaît.
Brigitte ne lui a pas répondu. Ses doigts tapotaient le volant. Assia était livide.
— Tu es complètement timbrée !

Garée sur le trottoir, la voiture gênait les passants. Une mère et sa poussette, un vieil homme, des enfants. Un jeune à casquette a eu un geste mauvais.
— Connasses !
Alors Brigitte a ouvert brutalement sa portière.
— On y va !
Elle avait volé le véhicule la veille, dans un parking de Stains.
— On ne laisse rien traîner !
— Complètement dingue ! a grincé Assia.
J’ai remis ma perruque. Mélody ses gants.
— Lunettes !
Brigitte me regardait. J’ai sursauté.
— Mets tes lunettes, Jeanne.
— Oui, pardon.£
J’ai respiré en grand. Je tremblais. Mélody est sortie. Assia l’a suivie.
Elle a regardé Brigitte, restée tête nue. Sa perruque et son masque étaient trop voyants pour la rue. Elle se déguiserait sous le porche. En attendant, Mélody et elle joueraient les touristes.— Assia a filé sur le trottoir, bouche mauvaise, regard animal. S’est retournée.
— Jeanne ?
Je l’ai rejointe en trottinant. Nous nous sommes mises en marche en direction de la place Vendôme. Elle, vêtue de la longue robe noire des musulmanes, d’une veste à épaulettes et brandebourgs dorés, hijab bordeaux, gantée de soie, élégante, racée. Et moi, petite chose en tailleur strict, cheveux bruns au carré, lunettes de vue à double foyer, transportant un sac de courses à la marque prestigieuse, pochette monogrammée coincée sous l’aisselle. Une princesse du Golfe et sa secrétaire, cœurs battants, longeant les boutiques de luxe, les immeubles écrasants.
— On est en train de faire une vraie connerie, m’a soufflé Assia.
— Une vraie connerie, j’ai répondu. »

 

Girl d’Edna O’Brien (traduit de l’anglais par Aude de Saint-Loup et Pierre-Emmanuel Dauzat) paraîtra le 12 septembre aux éditions Sabine Wespieser

A plus de quatre-vingts ans, Edna O’Brien se glisse dans la peau d’une des lycéennes enlevées par Boko Haram. De l’Irlande au Nigéria, la romancière s’est toujours battue contre l’oppression des femmes, avec conviction et talent. Un livre à ne pas manquer.

En voici le début :

« J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier. Emmenée en trombe à travers cette forêt que j’ai vue, cette première nuit d’effroi, quand mes amies et moi avons été arrachées à l’école.

Le pan pan soudain des coups de feu dans notre dortoir, et les hommes au visage couvert, regard furieux, disant qu’ils sont les soldats venus nous protéger, qu’il y a une insurrection en ville. Nous avons peur mais nous les croyons. Des filles hébétées sortent du lit, d’autres arrivent de la véranda où elles dormaient parce que c’était une nuit chaude et moite.

Sitôt entendu Allabu Akbar, Allabu Akbar, nous avons su. Ils avaient volé les uniformes de nos soldats pour passer la sécurité. Ils nous ont bombardées de questions – Où est l’école des garçons, Où garde-t-on le ciment, Où sont les dépôts. Quand on a dit qu’on ne savait pas, ils sont devenus fous. Puis d’autres ont débarqué, ils n’arrivaient pas à trouver ni pièces détachées ni essence dans les appentis et le ton est monté.

Pas question pour eux de retourner les mains vides, sans quoi leur commandant serait furieux. Puis au milieu des cris, l’un d’eux a dit dans un large sourire, « les filles, ça le fera », et nous avons entendu l’ordre d’aller chercher d’autres camions. Une fille a sorti son portable pour appeler sa mère, mais on le lui a aussitôt saisi. Elle s’est mise à pleurer, d’autres se sont mises à pleurer, suppliant qu’on les laisse rentrer à la maison. L’une s’est agenouillée : « Monsieur, monsieur », ce qui l’a mis en rage, et il a commencé à nous injurier et à nous narguer, nous traitant de tous les noms, de putes et de traînées, qu’on devrait être mariées et qu’on le serait bientôt.

On nous a séparées par groupes de vingt, et il a fallu attendre, bredouillantes, accrochées les unes aux autres, puis l’ordre a été donné d’évacuer le dortoir, sur-le-champ, de tout laisser derrière.

Le chauffeur du premier camion à franchir le portail de l’école avait une arme braquée sur la tête, et il a traversé la petite ville comme un dingue. Il n’y aurait personne pour dire avoir vu passer un camion, à cette heure indue, avec tout plein de filles.

On s’est bientôt retrouvées dans un village à la frontière, débouchant sur une jungle épaisse. Ils ont dit au chauffeur de descendre et quelques minutes après qu’ils l’ont emmené, on a entendu des tirs nourris.

D’autres chauffeurs sont arrivés, et ils ont discuté frénétiquement pour savoir quelles filles mettre dans quel camion. La terreur nous avait paralysées. La lune que nous avions un temps perdue a reparu très haut dans le ciel, éclairant de ses rayons froids les arbres foncés qui s’étendaient à perte de vue, nous dirigeant vers le cœur de notre destination. Rien à voir avec la lune qui éclairait le sol du dortoir quand on a ramassé nos habits, mais laissé nos cahiers, nos cartables et nos affaires, comme on nous a dit. J’ai caché mon journal, car c’était mon dernier lien avec la vie. 

 

©M. Rosensthiel

 

 

Soif d’Amélie Nothomb paraîtra le 22 août aux éditions Albin Michel

Depuis « Hygiène de l’assassin », paru en 1992, Amélie Nothomb répond présente au rendez-vous de la rentrée. Mais cette année, le défi se révèle de taille puisqu’elle se glisse dans la peau de… Jésus himself ! On a hâte et pour vous faire patienter,
en voici le début :

« J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. L’avantage de cette certitude, c’est que je peux accorder mon attention à ce qui le mérite : les détails.
Je pensais que mon procès serait une parodie de justice. Il l’a été en effet, mais pas comme je l’avais cru. A la place de la formalité vite expédiée que j’avais imaginée, j’ai eu droit au grand jeu. Le procureur n’a rien laissé au hasard.
Les témoins à charge ont défilé les uns après les autres. Je n’en ai pas cru mes yeux quand j’ai vu arriver les mariés de Cana, mes premiers miraculés.

— Cet homme a le pouvoir de changer l’eau en vin, a déclaré l’époux avec sérieux. Néanmoins, il a attendu la fin des noces pour exercer son don. Il a pris plaisir à notre angoisse et à notre humiliation, alors qu’il aurait pu si facilement nous éviter l’une et l’autre. A cause de lui, on a servi le meilleur vin après le moyen. Nous avons été la risée du village.
J’ai regardé calmement mon accusateur dans les yeux. Il a soutenu mon regard, sûr de son bon droit.
L’officier royal est venu me décrire la mauvaise volonté avec laquelle j’avais guéri son fils.
— Comment se porte votre enfant à présent ? n’a pu s’empêcher de demander mon avocat, le commis d’office le moins efficace que l’on puisse concevoir.
— Très bien. Le grand mérite ! Avec sa magie, il suffit d’un mot.
Les trente-sept miraculés ont déballé leur linge sale. Celui qui m’a le plus amusé, c’est l’ex-possédé de Capharnaüm :
— Ma vie est devenue d’une platitude depuis l’exorcisme !

L’ancien aveugle s’est plaint de la laideur du monde, l’ancien lépreux a déclaré que plus personne ne lui octroyait l’aumône, le syndicat des pêcheurs de Tibériade m’a accusé d’avoir favorisé une équipe à l’exclusion des autres, Lazare a raconté combien il était odieux de vivre avec une odeur de cadavre qui vous collait à la peau.
A l’évidence, il n’a pas fallu les soudoyer, ni même les encourager. Ils sont tous venus témoigner contre moi de leur plein gré. Plus d’un a dit combien cela le soulageait de pouvoir enfin vider son sac en présence du coupable.
En présence du coupable. »

 

 

Les choses humaines de Karine Tuil paraîtra le 22 août aux éditions Gallimard

Il s’annonce comme le roman-événement de la rentrée. Ayant eu la chance de pouvoir le lire, je vous confirme que tous les ingrédients du best-seller sont réunis : étude de mœurs, histoire à rebondissements, personnages à multiples facettes. Bref, il se dévore et pour vous mettre en appétit,

en voici le début :

« La déflagration extrême, la combustion définitive, c’était le sexe, rien d’autre –fin de la mystification ; Claire Farel l’avait compris quand, à l’âge de neuf ans, elle avait assisté à la dislocation familiale provoquée par l’attraction irrépressible de sa mère pour un professeur de médecine rencontré à l’occasion d’un congrès ; elle l’avait compris quand, au cours de sa carrière, elle avait vu des personnalités publiques perdre en quelques secondes tout ce qu’elles avaient mis une vie à bâtir : poste, réputation, famille – des constructions sociales dont la stabilité n’avait été acquise qu’au prix d’innombrables années de travail, de concessions-mensonges-promesses, la trilogie de la survie conjugale -, elle avait vu les représentants les plus brillants de la classe politique se compromettre durablement, parfois même définitivement, pour une brève aventure, l’expression d’un fantasme – les besoins impérieux du désir sexuel : tout, tout de suite ; elle-même aurait pu se retrouver au cœur de l’un des plus grands scandales de l’histoire des Etats-Unis, elle avait vingt-trois ans à l’époque et effectuait un stage à la Maison Blanche en même temps que Monica Lewinsky – celle qui resterait célèbre pour avoir fait vaciller la carrière du président Bill Clinton – et si elle ne s’était pas trouvée à la place de la brune voluptueuse que le Président surnommait affectueusement « gamine », c’était uniquement parce qu’elle ne correspondait pas aux canons esthétiques alors en vigueur dans le bureau ovale : blonde aux cheveux tressés, de taille moyenne, un peu fluette, toujours vêtue de tailleurs-pantalons à la coupe masculine – pas son genre.

Elle se demandait souvent ce qui se serait passé si le Président l’avait choisie, elle, la Franco-Américaine cérébrale et impulsive, qui n’aimait explorer la vie qu’à travers les livres, au lieu d’élire Monica, la plantureuse brune au sourire carnassier, la petite princesse juive qui avait grandi dans les quartiers huppés de Brentwood et de Beverly Hills ? Elle aurait cédé à la force d’attraction du pouvoir ; elle serait tombée amoureuse comme une débutante, et c’était elle qui aurait été auditionnée par le sénateur Kenneth Star, acculée à répéter invariablement la même histoire qui alimenterait les dîners en ville du monde entier et les quatre cent-soixante-quinze pages d’un rapport qui ferait trembler les thuriféraires du pouvoir américain, exciterait les instincts névrotiques d’un peuple appelant sous le coup de l’indignation et de la torpeur à une mobilisation générale, et elle ne serait sans doute jamais devenue l’intellectuelle respectée qui, dix ans plus tard, rencontrerait ce même Bill Clinton lors d’un souper donné à l’occasion de la parution de ses Mémoires et lui demanderait frontalement : « Monsieur Clinton, pourquoi vous êtes-vous prêté publiquement à cet humiliant exercice de contrition et avoir protégé votre femme et votre fille sans exprimer la moindre compassion envers Monica Lewinsky dont la vie intime a été saccagée ? » Il avait balayé la question d’un revers de la main en répliquant d’un ton faussement détaché : « Mais qui êtes-vous ? » Il ne se souvenait pas d’elle, ce qui semblait normal après tout, leur rencontre remontait à près de vingt ans, et s’il l’avait croisée dans les couloirs de la Maison Blanche, facilement identifiable avec ses cheveux blond vénitien qui lui donnaient une allure préréaphaélite, il ne lui avait jamais adressé la parole –un président n’avait aucune raison de s’adresser à une stagiaire à moins d’avoir envie de la baiser. »

 

 

 
 
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