Amir Gutfreund
traduit de l'hébreu par Katherine Werchowski
Gallimard
Du monde entier
novembre 2017
288 p.  22,50 €
ebook avec DRM 15,99 €
 
 
 

l  e   c  r  i  t  i  q  u  e   i  n  v  i  t  é  

Bruno Corty (Le Figaro) a choisi
« La légende de Bruno et Adèle » de Amir Gutfreund  (Gallimard).

Sept décennies après avoir été abattu d’une balle dans la tête par un SS dans une rue de sa ville, Drohobycz, en Galicie, l’écrivain polonais Bruno Schulz, contemporain et ami de Gombrowicz, resurgit du néant par la grâce d’Amir Gutfreund, auteur israélien mort en 2015, quasiment au même âge que lui.

Son avant-dernier roman, « La légende de Bruno et Adèle », est, à première vue un polar un peu loufoque. Avec un commissaire de police qui s’appelle Merlin mais n’a rien d’un enchanteur. Sa vie est sans relief. Son ambition proche de zéro. Il a du mal à comprendre comment fonctionne Google mais collectionne avec frénésie les bons de réduction qui lui permettent de manger et boire dans des cafés ou des restaurants.

Bref, il est pour le moins désemparé lorsqu’on le charge d’enquêter sur un meurtre commis dans un quartier glauque du sud de Tel-Aviv, puis sur un deuxième à Netanya. Dans les deux cas, le tueur s’est acharné sur sa victime avec une force peu commune. Sur place, il a laissé des armes à feu qui auraient largement leur place dans un musée. Et puis, sur les murs, il a griffonné des phrases énigmatiques qui laissent Merlin perplexe.

La première dit:«Et je pleurais de bonheur et d’impuissance». La deuxième:«Tous les livres tendent à l’Authentique.» Perdu, le commissaire fait appel à un journaliste autoproclamé spécialiste des graffitis. Mais l’énergumène en question sèche. C’est finalement une jeune rebelle fugueuse prénommée Zoé, proche de la deuxième victime, qui fait avancer les choses. Il lui faut deux secondes pour reconnaître des citations de son auteur de prédilection, Bruno Schulz, et le recueil de nouvelles d’où elles sont tirées: « Les Boutiques de cannelle ».

En parallèle, nous suivons les assassins dans leur dérive criminelle. Pas de suspense donc. Là n’est pas le propos. Le géant débile et mutique et le vieillard atrabilaire qu’il pousse dans son fauteuil roulant préparent leur prochain coup, guidés par une soif de vengeance intacte. C’est dans un passé confus que réside l’explication de leurs actes. Il y est question d’une certaine Adèle, comme le personnage récurrent dans l’œuvre de Schulz. Et comme dans le premier roman d’Amir Gutfreund, « Les gens indispensables ne meurent jamais » (Prix Sapir, l’équivalent du Goncourt, en 2000), dans lequel l’auteur racontait une enfance passée à interroger les survivants de sa famille sur la Shoah, on devine ici des secrets douloureux et quelques gentils passés de l’autre côté du miroir.

Suivant d’un côté les enquêteurs qui ont tout de Pieds Nickelés et de l’autre, les tueurs, aussi dangereux que pathétiques, on a l’étrange impression de voir une partie de l’univers fantastique du Polonais Schulz s’infiltrer dans celui de l’Israélien Gutfreund. La magie de l’un a exercé sur l’autre une fascination évidente. Et l’oubli dans lequel a sombré le premier est ici combattu avec force et élégance par le second. La plus belle idée de Gutfreund, c’est d’avoir imaginé la voix de Schulz dans les rêves d’Ephraïm «le taciturne taiseux».  Lorsque le Polonais dit: «Et quant à mon œuvre, je m’interroge…Après ma mort, disparaîtra-t-elle ou survivra-telle? Qu’en penses-tu Salomon? Y a-t-il quelque chance que mon œuvre continue d’errer par le monde, dans les ténèbres…comme le parfum d’une fleur?» Grâce à Amir Gutfreund, cette œuvre fascinante, à nulle autre pareille, sort, un instant, de l’oubli injuste où elle est plongée depuis trop longtemps.

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