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« Les cuisines du grand Midwest»
de J.Ryan Stradal (traduit par Jean Esch), 
paraîtra aux éditions Rue Frometin le 11 mai 2017.

Quand le chef cuisinier Lars Thorvald apprend que sa femme l’a quitté, il trouve un sens à sa vie en transmettant sa passion du goût à sa fille Eva, qui consacrera sa vie à ce don et deviendra un chef renommé. Un premier roman qui nous plonge dans l’Amérique contemporaine.

En voici le début :

« Lars Thorvald aimait deux femmes. C’était comme ça, songea-t-il en passant, assis sur les marches en béton glacées de son immeuble. Peut-être aurait-il pu en aimer davantage, mais apparemment, cela n’arriverait pas.

Ce matin, alors qu’il défiait les ordres du médecin en hachant une épaule de porc braisée, il avait regardé par la fenêtre de la cuisine le toit enneigé du restaurant Happy Chief, de l’autre côté de la voie rapide, et il avait chanté une chanson d’amour à l’une de ces deux femmes, sa petite fille, qui dormait par terre dans le salon. Un vieux morceau des Beatles, dans lequel il avait remplacé le nom de la fille par celui du bébé qui se trouvait dans la pièce voisine.

Il avait vingt-huit ans quand il avait dit « Je t’aime » à une femme pour la première fois. Il avait perdu sa virginité au même âge. Mais il avait échangé son premier baiser à vingt et un ans, même si cette femme avait cessé de le rappeler moins d’une semaine après.

Lars attribuait son manque de succès avec les femmes au fait qu’il n’avait pas connu d’amours adolescentes, et il attribuait cette absence d’amours adolescentes au fait qu’il était l’élève qui sentait le plus mauvais de sa classe, année après année. A chaque Noël, il empestait comme le sol d’un marché de poissons, et cela depuis l’âge de douze ans. Et même quand il ne sentait pas affreusement mauvais, les autres enfants faisaient comme si, car les enfants sont ainsi. Ils l’appelaient « Fish Boy » d’un bout de l’année à l’autre, et tout ça à cause d’une vieille Suédoise nommée Dorothy Seaborg.

Un après-midi du mois de décembre 1971, Dorothy Seborg, de Duluth dans le Minnesota, glissa sur une plaque de verglas alors qu’elle marchait vers sa boîte aux lettres et se brisa la hanche, interrompant ainsi la filière du lutefisk destiné aux dîners du dimanche de l’Avent à l’Eglise luthérienne Saint-Olaf. Le père de Lars, Gustaf Thorvald, de la boulangerie Gustaf & Sons de Duluth, et l’un des Norvégiens les plus en vue entre Cloquet et Two Harbours, promit à toutes les personnes réunies dans la grande salle de Saint-Olaf qu’il n’y aurait aucune rupture dans la chaîne d’approvisionnement en lutefisk ; sa famille prendrait le relais, afin de perpétuer cette tradition scandinave brutale, pour le bien de tous les habitants de la région de Twin Ports.

Peu importe que ni Gustav, ni sa femme Elin, ni ses enfants n’aient jamais vu, et encore moins attrapé, assommé, fait sécher, trempé dans la soude, retrempé dans l’eau froide, un seul poisson à chair blanche, ni accompli la délicate opération de cuisson nécessaire pour obtenir un aliment qui, quand il était préparé à la perfection, ressemblait à du smog en gelée et sentait l’eau d’aquarium bouillie. Chaque membre de la famille étant tout aussi incompéent, la tâche incomba finalemnt à Lars, alors âgé de douze ans, et à son petit frère de dix ans, Jarl. Le plus jeune, Sigmund, neuf ans, fut épargné, mais uniquement parce qu’il trouvait ça bon, en fait. »

 
 
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