Ô nuit, ô mes yeux
Lamia Ziadé

Le Caire / Beyrouth / Damas / Jérusalem
P.O.L
fiction
octobre 2015
576 p.  39,90 €
ebook avec DRM 27,99 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Suprême Orient

Ce livre aux couleurs des mille et une nuits, écrit et illustré à la gouache par l’artiste libanaise Lamia Ziadé est un rêve éveillé. Elle y fait revivre tout un univers aujourd’hui disparu, celui d’un temps au milieu du 20e siècle où danseuses et chanteuses orientales au paroxysme de leur sensualité et de leur féminité envoûtaient le monde arabe de l’ondulation fiévreuse de leurs corps révélés ou des modulations troublantes de leurs voix suaves. La femme n’était alors pas un danger, mais une promesse de liberté. Un siècle plus tard, le rêve a viré au cauchemar.

Elles s’appellent Asmahan, Oum Kalthoum, Samia Gamal, Leïla Mourad, Nour el Hoda, Taheya Carioca, Sabah, Fairouz. Ce sont les plus beaux astres chantants et dansants de l’Orient. Ces femmes puissantes, audacieuses et influentes mettaient tout en œuvre pour accomplir leur passion et bouleverser une société conservatrice. Les cabarets, les palaces, les studios de cinéma, les scènes de spectacles, les radios étaient leurs royaumes. Et les hommes leurs conquêtes, qu’ils soient artistes, musiciens, poètes, acteurs, mais aussi hommes de pouvoir : roi, militaires, beys, banquiers, pachas. Traits d’union entre l’Orient et l’Occident, elles passaient leurs hivers au Caire, les printemps au Liban et leurs automnes en Europe. Leurs vies ont été des destins hors du commun entre triomphes et tragédies, entre passions et trahisons. Lamia Ziadé de sa plume et de son pinceau voluptueux va nous retracer sur 560 pages hautes en couleurs, le parcours de ces légendes avec pour toile de fond, l’histoire brûlante du Proche Orient, de la chute de l’Empire ottoman jusqu’à la défaite de 1967.

« Le Caire, Beyrouth, Damas, Jerusalem », tel est le sous-titre sur la couverture. Quatre villes emblématiques qui font aujourd’hui tristement résonner à nos oreilles le bruit des armes lourdes, des bombes et des kalachnikovs. Il paraît essentiel de plonger dans ce magnifique livre qui nous rappelle que ces villes ont vibré un jour aux sons mélodieux des ouds accompagnant les corps de femmes fardées, aux cheveux lâchés et aux nombrils dévoilés. Leurs voix étaient chargées d’une telle dimension sexuelle qu’elles s’approchaient d’un râle orgasmique, ce qui mettait le public en transe, pas moins. Le peuple les adulait. Aujourd’hui leur pratique est aussi réprimée qu’elle a été hier vénérée. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en Egypte, en 2015, les écoles de danse du ventre sont interdites et que le terme arabe « raqa sa » (danseuse) est désormais le synonyme de fille de mauvaise vie.

 Le dernier chapitre de « Ô nuit Ô mes yeux » qui s’intitule « Rideau » relate les tristes années 80 où au Caire, sous l’impulsion des pays du Golfe, plusieurs d’entre elles, chanteuses, actrices et danseuses, se voient donner des mallettes remplies de dollars pour mettre le voile et « montrer l’exemple ». Les ultimes dessins de Lamia Zadé qui serrent le cœur sont un bien sombre voile noir sans visage et aussi de sinistres immeubles modernes qui ont été construits « à la place » du mémorable Casino Badi, de l’Opéra Royal et de la légendaire villa d’Oum Kalthoum. Ces vestiges flamboyants d’un passé enchanteur ont tous été rasés.

 Mais pour ne pas rester sur une note triste, en fin d’ouvrage l’auteur vous invite à retrouver ou découvrir toutes les étoiles de cette histoire avec une sélection irrésistible de chansons, de danses, de concerts, d’extraits de films sur le site www.onuitomesyeux.com

On ne peut que remercier Lamia Ziadé de nous faire vivre avec autant de poésie et de finesse la douce mélancolie du souvenir qui nous autorise aussi le rêve ardent d’un avenir plein d’espoir pour ce monde arabe-là que l’on ne veut pas voir mourir.

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