La vie dérobée de Sabina Spielrein
Violaine Gelly

Fayard
documents
octobre 2018
288 p.  20 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Une pionnière de la psychanalyse

L’histoire peut être injuste envers les femmes pionnières dans leurs domaines d’expressions, esprits brillants méconnus ou muselés, dont les idées sont parfois pillées par d’autres. Les exemples de scientifiques, artistes ou intellectuelles ayant eu contre elles de vivre à l’ombre de « grands » hommes (Camille Claudel), d’être moins prises au sérieux que leurs collègues mâles à talent égal (la pilote Amelia Earhart) sont légion. Ainsi en est-il de Sabina Spielrein, connue par les plus férus de psychanalyse, même si, pour certains, elle n’était que « la maîtresse juive de Jung ». Cette image réductrice d’une hystérique rongée de tics qui finit par coucher avec son psy, véhiculée par « A Most Dangerous Method » (film de David Cronenberg, 2011), est balayée par la biographe Violaine Gelly. Celle-ci lui redonne sa place, c’est-à-dire celle d’une personnalité exceptionnelle de l’histoire de la psychanalyse.

Qui est Sabina Spielrein « … la première hystérique guérie par la psychanalyse (…) auteure de la première thèse de médecine à contenu psychanalytique » ? Soignée par le jeune Carl-Gustav Jung à la clinique du Burghölzli de Zürich en 1904, elle est née en Russie en 1885. Un père violent, une mère dépressive et une sœur morte prématurément, voilà pour le cocktail qui a conduit à l’hospitalisation de la jeune Sabina. Guérie par cette science balbutiante qu’est la psychanalyse, Sabina se passionnera pour cette discipline et en deviendra une pionnière à la pensée bouillonnante.

Pour faire revivre cette femme, sa biographe a travaillé en journaliste (elle l’a longtemps été). Le point de départ de cette enquête de plusieurs années a été une pièce de théâtre de Christopher Hampton, adaptée par Didier Long, « Paroles et guérison », (Barbara Schultz interprétait Sabina).

Après avoir lu ses biographies allemande et anglaise (non traduites), repris les correspondances de Sigmund Freud avec Sabina, celle entretenue avec ses parents, avoir épluché des kilos d’archives avec l’aide de l’historien Paul Gradvohl, être allée en quête de traces mémorielles à Rostov-sur-le-Don, sa ville de naissance, les pièces du puzzle de la vie de Sabina se sont peu à peu mises en place. Cette biographie entremêle les écrits de Sabina (communications scientifiques, articles, textes de ses conférences, une partie des échanges épistolaires avec Freud et Jung) et interprétation romanesque de ce qu’a pu être la vie de cette jeune femme dans les tourments de l’Histoire. Il y a les faits, scientifiques, écrits, nés de l’intellect de Sabina (« l’existence d’une pulsion de mort » en 1911, en écho à la pulsion de vie de Freud, idée que ce dernier trouvera légère dans un premier temps…avant de la reprendre à son compte en 1920). Les échanges, qui se tranforment parfois en confrontations, entre Sabina, Freud et Jung sont passionnants, même pour les plus réfractaires à la psychanalyse ! Joutes illustrant parfois avec amusement les effets (et conséquences) de la cure analytique.

Sabina ignore sans doute à quel point elle est devenue un objet d’échanges condescendants entre Freud et Jung, aux attitudes paternalistes… parfois amusées et admiratives, souvent ambivalentes. Elle n’a de cesse de rester en bons termes avec les deux, ne souhaitant pas rejeter l’un plutôt que l’autre.

Alors que la bataille d’égos entre Jung et Freud atteint son point de non-retour, Sabina accouche d’une petite fille, Renata (re)-née de son mariage avec un médecin, Pavel Scheftel. Sa vie professionnelle épousera ensuite les méandres de l’Histoire. Elle travaille un temps à Berlin, à Genève, à Lausanne. Vient parfois présenter ses travaux aux conférences psychanalytiques, ses propos sur l’enfance notamment (quelques années avant Mélanie Klein). Le monde vacille, la première guerre mondiale, la fin du Tsarisme, le communisme…sa vie d’épouse est insatisfaisante (Pavel, faute de travail, est rentré en Russie). Peinant à trouver un équilibre pour elle et pour sa fille, Sabina retourne chez elle. En Russie, elle peut à nouveau nourrir son intellect en débattant notamment avec son frère Isaak, psychotechnicien. Les nouvelles méthodes pédagogiques la passionnent depuis longtemps. Elle rédige une publication sur le développement de l’enfant et la reconnaissance de désordres psychiques précoces en 1928. N’en fut-elle pas elle-même victime et guérie grâce à la psychanalyse ? Son dernier article, un an plus tard, est une réponse faite lors d’un congrès de psychiatres et de neurologues…et un appel à plus de moyens pour sa discipline scientifique. Puis plus rien. Sabina disparaît. L’idéal soviétique a pris un sale virage. La situation en Russie s’est dégradée pour les intellectuels et les bourgeois. De l’assassinat de ses trois frères (1937-1938) lors des purges staliniennes à l’entrée des nazis à Rostov-sur-le-Don, au massacre de vingt-trois mille personnes, dont dix-huit mille juifs en 1942… la biographe Violaine Gelly fait un résumé réaliste, factuel et poignant. La pulsion de mort finit par l’emporter. Aurait-il pu en être autrement ?

 

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