Comprendre le malheur français
Marcel Gauchet

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mars 2016
378 p.  24 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Anatomie du cafard français

« La France est un petit paradis dont les habitants croient qu’ils vivent en enfer », s’amusait récemment un observateur étranger. De fait, la France est triste, hélas !

Mais elle n’a pas encore lu tous les livres. Une nouvelle tentative pour cerner sa mélancolie vient de paraître. Le diagnostic de son dernier docteur, Marcel Gauchet, est amer : le pays n’a pas tort, il n’est pas un malade imaginaire. Depuis Mitterrand, c’est-à-dire depuis bientôt quarante ans, ses élites politiques n’ont fait que des bêtises avec une constance qui relève du mystère.

Pas étonnant dès lors que les Français soient champions mondiaux du pessimisme politique, sondage après sondage. Dans leur vie individuelle, ça va encore pas mal du tout merci, répondent-ils, mais pour le reste, la France, ses institutions, le monde en général, tout part à vau-l’eau, et en particulier, l’avenir : demain sera pire.

Soyons sérieux, de quoi souffrons-nous précisément ? Telle est la question qu’Éric Conan et François Azouvi sont allés poser à Marcel Gauchet. Il est en passe d’occuper la place de Raymond Aron dans notre paysage intellectuel. Historien des idées et philosophe, ancien gauchiste depuis longtemps assagi en centre gauche pour les uns, en « nouveau réac » pour les autres, on le sollicite, on l’écoute, on réclame son point de vue articulé, érudit et décalé. 

Comme Aron il ne fait pas rêver, et il ne veut surtout pas faire rêver. Mais, à la différence d’Aron, Gauchet n’est pas serein. Au fil des pages de « Comprendre le malheur français » ses longs développements, parfois tissés d’abstractions philosophiques, vibrent de rage et de dépit. Gauchet admoneste en père sévère les élites politiques. « Il n’y a plus personne parmi les candidats gouvernants, pour produire un récit de notre histoire collective et en tirer des perspectives. Ce qui ruine leur crédit, c’est leur incapacité à rendre compte de ce qui se passe. Leur seule réponse est la croissance, c’est-à-dire plus de la même chose. »

   Selon Gauchet, la plus grosse source de malheur, la plus grosse bêtise, c’est l’Europe : non pas l’avoir voulue, l’avoir construite, mais d’abord et surtout l’avoir aimée et rêvée. Car l’Europe, cette traitresse, est devenue « un trou noir stratégique où s’est engloutie toute capacité de se définir par rapport au monde et toute capacité d’avoir une action concertée, que ce soit à des fins défensives ou offensives, ne serait-ce qu’en matière d’immigration. » En moins bien, Marine Le Pen, aurait pu dire la même chose. Mais prudent et réaliste, Marcel Gauchet prône une sortie affective de l’Europe, plutôt qu’une sortie réelle. Selon lui, il faut s’en servir, à l’image des Anglais, et ne plus la servir.

Pourtant sous les cendres froides du désamour, brûle encore une flamme. Ah ! si seulement la vieille Europe voulait bien mettre fin à l’hyper-règlementation tatillonne et à l’ultra-libéralisme économique, tout pourrait recommencer songe Marcel Gauchet ! « Si elle se montre capable de sortir de ce carcan, l’Europe pourrait acquérir une exemplarité planétaire, et développer sur cette base une vraie stratégie mondiale. » De quoi l’aimer à nouveau en effet.

Vis-à-vis des élites politiques, Marcel Gauchet éprouve la même ambivalence. Après avoir détaillé toutes les excellentes raisons du divorce entre le peuple et leur classe dirigeante, et dont par définition cette classe est seule responsable, il ne peut s’empêcher, en bon Français qui se souvient, qui admire encore la Révolution de 1789, d’espérer d’elle un miracle d’abnégation : « Il nous faut une nuit du 4 août de la nomenklatura française ».

Au fond ce dépit, cette rage et même cette ambivalence de Marcel Gauchet sont ceux de très nombreux Français aujourd’hui. Selon qu’ils sont de gauche ou de droite, ils mettent des paroles différentes sur la même musique, ajoutent un finale, une conclusion de leur convenance. Il n’est pas nécessaire de partager celles de Marcel Gauchet pour déguster page après page la précision, la justesse, l’originalité de chacune de ses observations : rares sont ceux qui dominent comme lui l’histoire, la sociologie, la politique française.

Et puis on ne peut que souscrire à la lueur d’espoir de son tout dernier paragraphe : « La France ne sera jamais plus une grande puissance, c’est entendu… Toutefois, elle peut avoir encore son mot à dire, modestement, dans une invention moderne qui est loin d’être terminée. Il y a tout lieu de penser, même, qu’elle entre dans un phase critique. Crise de la démocratie, crise de l’Europe, crise de l’intégration, crise écologique, les chantiers ne manquent pas où la liberté d’esprit et la capacité d’imagination qui ont été le meilleur de notre histoire ne demandent qu’à trouver un emploi. »

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