critique de "Montaigne : Encore un essai !", dernier livre de Jean Eimer - onlalu
   
 
 
 
 

Montaigne : Encore un essai !
Jean Eimer

Editions Cairn
octobre 2018
156 p.  20 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu

Un essai de maître

Il fallait oser – dans la montaigno-mania actuelle qui voit se multiplier les études consacrées à notre maire de Bordeaux, non, pas l’actuel, mais celui qui occupa ces fonctions entre 1581 et 1585, Montaigne donc (sont venus s’ajouter à une pile déjà imposante un livre de Philippe Desan, Montaigne, penser le social et une bio qui est annoncée comme la meilleure de Donald Frame, Montaigne, une vie, une oeuvre) – venir ajouter sa pierre au monument édifié par des glossateurs pas toujours lisibles. Jean Eimer relève le défi pour notre plus grand plaisir en publiant, aux éditions Cairn, Montaigne Encore un essai ! avec des illustrations de Christian Gasset. Le ton est donné par cette formule rugbystique qui allie l’exploit à l’admiration.

Montaigne n’avait donc pas tout dit. Son fantôme se charge de compléter son Å“uvre en ajoutant des commentaires de son cru sur le destin de son Å“uvre au cours des siècles et sur l’actualité qu’il suit avec assiduité grâce à un stock de Midi Olympique découvert dans une remise de son château (Le Midi Olympique est, pour qui l’ignorerait, un journal spécialisé dans le rugby, toujours vivant, lui, même si le rugby tel qu’on le pratiquait jadis est moribond, depuis 90 ans). Et de rectifier quelques erreurs commises à son endroit.
Le ton est donné qui n’est pas de révérence mais de subtile insolence. L’anachronisme n’effraie pas Jean Eimer puisqu’il s’est joyeusement affranchi de toute servitude à l’égard du temps. C’est à cela que servent les fantômes. Je pique au hasard la malice de Montaigne qui espionne les touristes qui viennent visiter sa librairie – laissant au lecteur la joie de le suivre, guide de sa propre vie qui fait la nique à tous ceux qui ont prétendu l’enfermer dans un -isme quelconque : « Les touristes y arrivent le souffle court, il me semble plus chahutés par l’émotion que par les quelques marches malcommodes qui permettent d’accéder au saint des saints de ce qu’ils viennent chercher. » – quel bêcheur, ce Montaigne et quelle auto-satisfaction ! Il aurait pu dire le contraire. Mais quand il fait son portrait, et Eimer reprend les termes mêmes des Essais, il reconnaît : « j’avais tant flouté cet autoportrait jusqu’à me faire disparaître dans un terne moyen terme par excès de modération ou goût de la dissimulation » qu’il n’est pas étonnant qu’on ne puisse se faire une image très précise de ce qu’il était et son fantôme peut rétablir la vérité : « j’étais velu, mon crâne s’était tôt dégarni et cela m’avait conduit à porter des bonnets ou autre couvre-chefs. »
Montaigne ne nous a rien laissé ignorer de ses maladies, des flux de ses humeurs, de ses appétits et de ses performances amoureuses, mais il faut savoir décrypter ces aveux. Eimer s’y emploie avec délectation. Ah ! Ce chapitre V du livre III, « Sur des vers de Virgile ». Une mine pour en savoir plus long sur les habitudes de notre grand homme (pas si grand que ça au demeurant, 1, 54 mètre) – oui, il y a de fortes chances pour que ce titre soit une contrepèterie : Sur des verges viriles et je m’étonne que le fantôme de Montaigne ne le révèle pas.
Il faudrait tout citer, les pages sur les relations complexes de Montaigne avec la religion, le rôle qu’il a joué entre catholiques et protestants, entre Catherine de Médicis et Henri de Navarre, son amitié avec La Béotie (vous savez « parce que c’était lui, parce que c’était moi » ou l’inverse », pas forcément l’inverti) l’admiration qu’il a pour son père, le peu de sympathie qu’il a pour sa mère qui le lui rend bien….
Mais je ne saurais oublier l’apport des dessins de Christian Gasset qui a su avec une jubilation extrême illustrer les pages d’Eimer en se permettant toutes les audaces. Qu’il s’agisse d’ajouter aux poutres de la librairie quelques graffitis de son cru : ainsi l’évocation par Eimer de Joséphine Baker qu’il visite en (fantôme) voisin dans son château de Milandes permet à Gasset d’oser cette citation latine : Amores (duo n’est pas visible, mais le lecteur aura rectifié de lui-même) habeo, patriam meam lutetiamque ; celle des virées de Montaigne à Paris, donne lieu à une vue des ruelles de la capitale à la nuit tombée, avec en point de fuite un Moulin Rouge rouge du meilleur effet ; les intrigues politico-religieuses où Montaigne joue un rôle important permettent à Gasset d’imaginer une affiche de cinéma où l’on voit Montaigne en James Bond, agent OO7….
Tout cela fait un livre hautement jouissif qui allie la fantaisie la plus débridée à un voyage très crédible dans la vie et l’oeuvre de Montaigne. Et si l’on se désole de ce que pour des raisons qui ne sont pas toutes bonnes les Essais – trop compliqués, une langue trop riche et obscure pour des élèves qui n’ont pas fait de latin ni lu des textes en ancien français – ne soient guère plus étudiés dans nos lycées, je conseille fortement aux professeurs de français d’utiliser la méthode Eimer/Gasset pour entrer dans ce monument de la littérature.

partagez cette critique
partage par email