Nagori: La nostalgie de la saison qui vient de nous quitter
Ryoko Sekiguchi

P.O.L
fiction
octobre 2018
144 p.  15 €
ebook avec DRM 5,99 €
 
 
 
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coup de coeur

Cet ouvrage est le coup de cœur de la librairie Millepages à Vincennes  dans le numéro 52 de notre rubrique q u o i  l i r e ?

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Mots de saison

Ryoko Sekiguchi nous offre un magnifique petit livre sur la notion japonaise de nagori, ou nostalgie de la séparation, « de la saison qui vient de nous quitter ». En cuisine, en littérature, en histoire, chacun peut s’approprier cette idée culturelle et esthétique autant qu’émotionnelle.

Une question de saison

Nagori appartient à la temporalité cyclique des saisons qui naissent, s’épanouissent, meurent et reviennent indéfiniment, et s’insère dans la temporalité linéaire de la naissance à la mort. Littéralement « empreinte des vagues », trace de ce qui est passé et périodique, nagori se distingue de hashiri, « primeur », et de sakari, « pleine saison ». Le terme peut désigner un fruit ou un légume avant qu’il ne soit gâté, ayant cette maturité annonciatrice des saveurs de la saison nouvelle. Nous l’avons tous éprouvé : la première fraise un peu acide que l’on déguste au printemps en faisant un vœu n’a pas le goût de la pleine saison des tartes et des confitures, pas plus que celui un peu fané, un peu passé, des dernières fraises de septembre, à l’heure de la fin des vacances, de la rentrée des classes et des feuilles mortes. Aujourd’hui, le credo des chefs cuisiniers est le respect des produits de saison. Mais qu’est-ce que cela signifie au juste ? Peut-on considérer qu’un produit en fin de saison l’est encore, quand d’autres le remplacent déjà sur les étals ? Par ailleurs, qui pourrait dire quelle est la saison de la banane ?

Temps, saison, autant d’aspects que l’auteure analyse en profondeur et en subtilité, et pour la raison que ces thèmes sont aussi très présents dans la poésie japonaise, notamment dans le haïku qui utilise ces codes saisonniers avec leurs termes associés : animaux, végétaux, rites. S’inscrivant dans le renouveau, le haïku semble pourtant inapproprié à l’évocation des cerisiers de Fukushima, qui certes ont refleuri après la catastrophe nucléaire, mais sont aussi irrémédiablement irradiés, et ce pour un temps indéfini, incompatible avec le temps cyclique inhérent au haïku. Au terme de ce récit, on s’aperçoit que vie et mort coexistent, et que ce qui part demeure invisible sous forme de souvenir et d’émotion. La littérature est ainsi le lieu par excellence du nagori, véritable rapport intime au temps, au monde et à la finitude.

 

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Par ces belles journées ensoleillées, êtes-vous un « bosatto » (« un être assis paresseusement et qui ne fait pas ce qu’il a à faire ») ? Contemplez-vous le « komorebi » (« le soleil qui filtre à travers les arbres et les jeux de lumière sur le sol ») ?
Je dois avouer que je raffole de ces mots japonais dont il n’existe aucun équivalent dans notre langue comme par exemple le fameux « tsundoku » qui consiste à empiler des livres sans forcément les lire… J’aime beaucoup aussi la notion d’« irusu », le fait de prétendre être absent quand quelqu’un frappe à notre porte… (On ne fait jamais, ça, nous…) Ou encore (celui-ci est excellent !), savez-vous ce qu’est une « nito-onna » ? C’est une femme qui consacre tellement de temps à son travail qu’elle n’a même plus le temps de repasser ses chemises et donc ne porte que des hauts tricotés. (No comment…)
Eh bien, pour en venir à notre livre, sachez que derrière ce titre un peu mystérieux de « Nagori », se cache une définition toute poétique : il s’agit, en effet, de « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », sous-titre de ce petit livre qui m’a littéralement enchantée ! Vraiment, j’en ai dégusté chaque page, j’ai souligné une quantité incroyable de pensées, de réflexions, d’anecdotes. D’ailleurs, j’aurais bien du mal à définir ce genre de texte qui se situe entre l’essai et la poésie. L’écriture est simple mais ce qui est dit vous saisit : je n’ai cessé de me demander « Tiens, effectivement, pourquoi n’y ai-je pas pensé avant, pourquoi ne me suis-je jamais fait cette remarque ? » Et même les constats apparemment les plus banals  vous invitent à reconsidérer votre quotidien, vos habitudes, le monde qui vous entoure et, bien sûr, Nagori vous initie de façon extraordinaire à la pensée japonaise. Quelle richesse !
Le thème central du roman est celui de la saison, autrement dit, de la temporalité. L’on entend souvent qu’il faut consommer des produits de saison, ce dernier mot étant bien compliqué à définir ! Dans certains pays, il y en a deux, ailleurs on peut en compter plus de vingt, ailleurs encore, il n’y en a aucune ! Et puis, vous la connaissez, vous, la saison de la banane, celle du kiwi ou du gingembre ? Ces produits de consommation courante n’auraient-ils pas de saison ? La notion de saison est donc bien relative…
On a tendance à oublier qu’il n’y a encore pas si longtemps, les gens dépendaient des saisons, de ce que la météo leur réservait : un printemps trop froid ou de fortes pluies et ciao la récolte ! Et la famine s’installait durablement… Dorénavant, on va chercher ailleurs ce qu’on ne produit plus, on est donc moins dépendant des saisons.
Et puis, il faut réaliser que de nos jours, se mélangent dans nos assiettes des produits à la fois de temporalités différentes (de « saison » et « hors saison ») mais aussi d’origines géographiques différentes, ce qui était impensable encore au début du XXe siècle. Étrange, non, quand on y pense ?
Pourquoi au fond, sommes-nous tellement attachés à cette notion de saison ? Peut-être parce que nous avançons de façon linéaire vers la mort tandis que les saisons ont ce caractère cyclique qui nous rassure, elles sont liées « au renouveau, à la renaissance » et selon l’auteur « si l’on est mal à l’aise avec les produits « sans saison » ou « hors saison », c’est qu’ils désactivent la sensation du temps cyclique ; du coup, la seule temporalité qui demeure est le temps linéaire, qui marche vers la mort. » D’ailleurs, les Japonais sont très attachés au temps cyclique : la poésie japonaise, notamment le haïku, utilise des « mots de saison » : beaucoup de mots sont en effet étroitement reliés à une saison et paraît-il qu’il en existe des dictionnaires entiers !
Au Japon, on considère qu’un aliment peut-être consommé à trois stades : hashiri (le primeur), sakari (la pleine saison) et nagori (l’arrière-saison) ; le fruit de nagori est le dernier que l’on goûte, il faudra attendre l’année d’après pour le déguster, si l’on est vivant !
Il porte en lui beaucoup de nostalgie : l’étymologie du mot se rapporte au nami-nokori, le « reste des vagues », qui désigne « l’empreinte laissée par les vagues après qu’elles se sont retirées de la plage. » Je vous le disais, tout est poésie dans ce petit recueil… « Le goût de nagori annonce déjà le départ imminent du fruit, jusqu’aux retrouvailles l’année suivante. On le déguste précisément, comme si l’on voulait faire durer le goût le plus longtemps possible dans le palais. Puis peu à peu, le goût se dissipe, comme le son de la cloche. On accompagne son départ, on sent que le fruit, avec son goût, s’est dispersé dans notre propre corps. On reste un instant immobile, comme pour vérifier qu’en se quittant, on s’est aussi unis. »
Mais l’humain est allé parfois jusqu’ à effacer cette temporalité circulaire, par exemple lors de l’accident nucléaire de Fukushima : « On ne pourra plus cueillir les herbes printanières pour les déguster, les fruits ne seront plus comestibles, et les oiseaux qui s’en nourrissent seront contaminés. » Nous nous sommes coupés de cette nature qui nous enchantait. En effet, cet accident nucléaire introduit une troisième temporalité qui annule les deux précédentes car il faudra des dizaines et des dizaines d’années pour que la radioactivité cesse et que l’on puisse de nouveau apprécier les bienfaits de la nature. D’une certaine façon, le cycle des saisons s’est interrompu à Fukushima : on peut voir mais sans toucher ni manger…
Nagori est un petit livre de sagesse qu’il faudrait toujours avoir avec soi pour y lire quelques phrases : il nous apprend à voir le monde d’un œil nouveau, à renouer avec ce qui nous entoure et surtout, il nous invite à goûter au temps et à la vie.
Pour finir, je ne résiste pas au plaisir de vous initier à un mot magnifique dont parle Ryoko Sekiguchi dans son livre : il s’agit de la coutume de l’o-miokuri qui « consiste à raccompagner la personne qui s’en va » jusqu’à ce qu’on ne la voie plus : « Omiokuri,c’est « raccompagner (okuru) du regard (mi) » ».
Comme c’est beau…
Une dernière chose : je suis abonnée au compte Instagram de Ryoko Sekiguchi et franchement… je me régale !

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