Une colère noire : Lettre à mon fils
Ta-Nehisi Coates

traduit de l'anglais par Thomas Chaumont
J'ai lu
essais-document
janvier 2016
186 p.  6,20 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu
coup de coeur

Un livre magistral

Comment résumer un tel livre sans amoindrir sa portée ? Je vous envie à l’idée de ce que vous allez ressentir en découvrant ce court texte, véritable coup de poing. L’incroyable maelstrom d’émotions, dans lequel m’a jetée cette lecture, m’a surprise. Si, par habitude professionnelle, j’ai tendance à éprouver de l’empathie pour les histoires rageuses, enfiévrées, poignantes et révoltantes, je ne pensais pas vivre une telle expérience d’altérité avec le livre de Ta-Nehisi. Un témoignage écrit à l’attention de son fils de quinze ans sur ce qu’est être noir aux Etats-Unis aujourd’hui. Dès les premières phrases, ce journaliste et auteur, pas vraiment connu de ce côté-ci de l’Atlantique, m’interpelle avec l’une de ses interrogations « qu’est-ce que perdre son corps ? ». Comment exprimer cette sensation de désintégration physique, d’expérience de dépossession ultime que lui, l’homme noir né à Baltimore, ressent depuis son plus jeune âge ?

Mon esprit enregistre, ma main colle ici et là des post-it face à des phrases sur lesquelles j’ai envie de revenir, devant des noms d’écrivains, de penseurs, de poètes, de militants politiques africains-américains (beaucoup de femmes). A mi-parcours, le livre s’est métamorphosé en hérisson et mon plexus s’est noué. La tristesse qui m’étreint lorsque Ta-Nehisi évoque les meurtres d’hommes noirs par des policiers (majoritairement blancs) est semblable à celle que j’éprouve à la lecture de faits divers, tellement répétitifs chez lui, tellement présents dans les journaux télévisés chez moi, qu’ils me semblent faire partie de mon quotidien. Et cependant, non, je ne peux pas savoir ce qu’est « perdre son corps ». Tout au plus puis-je imaginer ce que signifie être dépossédé de ce dernier quand on est une femme consciente de son époque et de son environnement.

Les phrases de cet écrivain de quarante ans, journaliste d’opinion qui a été adoubé par Toni Morrison s’enchaînent. Et m’interpellent. « Etre noir, dans le Baltimore de ma jeunesse, c’était comme être nu face aux éléments -face aux armes à feu, face aux coups de poing, aux couteaux, au crack, au viol et à la maladie. Cette nudité n’a rien d’une erreur, rien de pathologique. Elle n’est que le résultat logique et volontaire d’une politique, la conséquence prévisible de ces siècles passés à vivre dans la peur. A l’époque de l’esclavage, la loi ne nous protégeait pas. Aujourd’hui -à ton époque- la loi est devenue une excuse pour pouvoir t’arrêter et te fouiller »… ou te tuer. La litanie des noms de Noirs victimes de violences policières ne sert pas de carburant à la colère de Ta-Nehisi, elle l’explique partiellement. Un ingrédient parmi d’autres qui ont construit l’identité de ce penseur. Peur jumelle de ce que nombre de jeunes doivent éprouver dans nos ghettos et banlieues et si ce sentiment-là, Ta-Nehisi le dissèque pour son fils, c’est pour mieux lui offrir un autre regard sur le monde. Pas dupe des injustices, de la crainte, de l’héritage de l’esclavage et des politiques ségrégationnistes, mais moins rageur, moins enflammé. « Je voulais mettre le plus de distance possible entre toi et cette peur aveuglante », confesse l’homme aux « yeux nés à Baltimore, (des) yeux aveuglés par la peur » qui, sur les bancs de l’université Howard (la Harvard black fréquentée notamment par Toni Morrison), a appris à évoluer dans un autre monde, entre le souvenir des Blacks Panthers et la pensée de Malcom X. Il n’y a pas de propos haineux envers les Blancs américains, très justement nommés les Rêveurs (les détenteurs du « rêve à l’américaine » !). De la colère, oui. De l’incompréhension, parfois, mais fondée.

« Rappelle-toi, Samori, que tu portes le nom d’un homme qui s’est opposé à la France et à son entreprise de pillage colonial (…). Souviens-toi de ton nom. Souviens-toi que toi et moi sommes frères, nous sommes les enfants du viol transatlantique. Souviens-toi de la conscience qui en découle. Souviens-toi que cette conscience ne pourra, au bout du compte, jamais être raciale ; elle doit être de nature universelle ». Universel… comme le propos de ce livre magistral.

 

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