Les frères Lehman
Stefano Massini (Auteur)

Prix Medicis Essai
GLOBE
septembre 2018
841 p.  24 €
ebook avec DRM 17,99 €
 
 
 
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coup de coeur

J’ai pris mon temps et j’ai bien fait. Parce qu’un livre comme celui-ci, franchement, on ne vous en sert pas tous les jours !
Maintenant, il me faut le chroniquer et je me sens tellement « petite » face à une telle œuvre que je ne sais par quel bout commencer !
Alors, faisons simple, commençons par le commencement…
Il était une fois un fils « de marchand de bestiaux » nommé Heyum Lehmann qui quitta Rimpar en Bavière et arriva à New York le 11 septembre 1844. Il avait perdu 8 kilos en 45 jours de traversée. L’officier du port écrivit sur les registres « Henry Lehman » et lui souhaita « good luck ».
C’est beau l’Amérique !
Il était une fois des amis juifs allemands qui dirent à notre Henry : « On gagne de l’argent avec ce qu’on est bien obligé d’acheter » (logique!) Et un vieux rabbin aux yeux qui louchent d’ajouter : « un poisson vit dans l’eau et l’eau ne se trouve pas seulement dans la mer. » (CQFD)
Et avec ça, Heyum Lehmann, pardon Henry Lehman, devrait se débrouiller !
Moi, j’aurais pleuré et je serais rentrée chez moi aider mon père à élever ses bestioles…
Eh bien figurez-vous qu’on retrouve celui qui, pour le moment, n’a pas franchement l’étoffe d’un héros, dans une petite boutique de Montgomery, Alabama, au milieu de tissus « étoffes enroulées/ étoffes brutes/ étoffes enveloppées/ étoffes repliées/ tissus/ linge/ chiffons/ laine/jute/ chanvre/ coton./ Coton. / Surtout du coton »
Un coton un peu spécial, le « blu di Genova », autrement dit « bleu de Gênes », qu’on ne prononce pas très bien, là-bas, en Amérique, et ça donne quelque chose comme « blue-jeans ».
Une marchandise « first choice », du solide, de l’inusable.
Bref, Lehman est « une bonne adresse » et ça se sait !
Et lorsque qu’une jolie demoiselle se casse la figure en tentant d’ouvrir la porte un peu difficile de la boutique et qu’elle s’entaille la joue, on lui propose généreusement des mouchoirs, pour qu’elle se nettoie. « J’en ai à 2 dollars, à 2,50 et à 4. »
Celle qui deviendra la femme de notre goujat fonce d’un pas ferme jusqu’à lui et s’essuie avec la cravate du malotru. C’est qu’elle a du caractère Rose Wolf !
Comment les deux frères d’Henry : Emanuel et Mayer, débarquèrent et modifièrent de quelques coups de pinceaux l’enseigne au-dessus de la porte qui devint « TISSUS ET HABITS LEHMAN BROTHERS », comment il arriva ce qui arriva à l’un des trois…, comment ils vendirent le coton de 24 plantations puis se séparèrent, l’un à Montgomery, l’autre à New York, 119 Liberty Street : « 24 fournisseurs de coton au Sud/ 51 acheteurs au Nord », c’est tout un programme, et vous ne me croiriez pas, alors, je n’en dirai rien…
Et en plus de cela, vous vous en doutez, la grande Histoire va mettre son nez dans la petite : la guerre de Sécession, le Nord contre le Sud et au milieu, les Lehman Brothers « comprimés/ encastrés/ tel un gobelet de verre », puis l’abolition de l’esclavage, la crise de 29, les guerres… Vous ne pouvez imaginer le tourbillon qui s’en suivit…
Après le coton, le charbon, après le pétrole, le sucre, après le café, le tabac, après le fer, le gaz ETC,ETC, ETC : puis vint LA BANQUE, LA SACRO-SAINTE FINANCE, celle qui gouverne le monde et fait avancer les hommes.
Comment les frères répétèrent inlassablement à leur progéniture, celle qui prendra la relève, que « le financier ne doit pas/ lâcher prise un instant/ qui s’arrête est perdu/ qui reprend son souffle est mort/ qui s’installe est piétiné », je vous laisse le découvrir ! Qu’ils le sachent, les futurs Frères Lehman (en réalité cousins), que ces mots soient gravés dans leur coeur et dans leur âme !
Ce texte, écrit en vers libres (ils se lisent très facilement!), porte en lui un souffle puissant qui retrace l’odyssée d’un homme de rien ou de pas grand-chose, entreprenant la conquête de l’Amérique et décidé à s’y lancer corps et âme avec ses deux frères. Et c’est fabuleux ! Parce que leur histoire, véritable épopée moderne, est totalement incroyable et que l’écriture nous transporte, à travers ses répétitions qui rythment le texte, ses litanies rappelant les psaumes bibliques, les prières, les chants, sa poésie, ses listes folles (celle par exemple des 12 épouses parfaites possibles selon Philip Lehman… HILARANT!), ses inventaires (les 120 règles du miroir). Tous les tons, tous les genres, tous les registres sont convoqués, même la BD !
Et surtout, ce qui domine, c’est l’humour, omniprésent, décapant, irrésistible, fou, tragique parfois. Les portraits des personnages relèvent souvent de la caricature, les traits sont grossis et le burlesque devient irrésistible !
Tout le monde connaît ce qu’il est advenu de la banque Lehman Brothers en 2008 lors de la crise des subprimes, or personne ne sait ce qui s’est passé avant, qui furent ces hommes et comment ils se hissèrent au sommet.
Enfin, et pour finir, on vous sert sur un plateau, une Histoire de l’Amérique (pas rien!) et un cours d’économie haletant, drôle et compréhensible (si, si, c’est possible !)
Un texte magistral comme on en lit peu !

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coup de coeur

Epique époque

Roman ? Œuvre poétique ? Biographie ? Odyssée (familiale) ? Pamphlet ? Ce livre de Stefano Massini est tout cela à la fois. Il emprunte aux codes de tous ces genres pour mieux jouer avec.

Le récit est écrit sous forme d’un long poème de 30.000 vers et de plus de 800 pages. Dit comme cela, cela n’a pas l’air très emballant. Et pourtant, il se lit comme un vrai roman racontant grandeurs et décadences de la famille Lehman de leur arrivée aux Etats-Unis au milieu du XIX° siècle jusqu’à la faillite du monstre bancaire qu’est devenu l’entreprise familiale.

S’il se lit facilement, c’est d’une part parce que les vers sont de vraies phrases mais que d’autre part celles-ci sont coupées selon la volonté de l’auteur qui en profite pour se révéler particulièrement inventif et créatif dans son style pour rendre compte d’une saga familiale sous forme de galerie de portraits successifs, de génération en génération.

Stefano Massini joue sur le rythme de ses phrases, sur les répétitions à l’envi de leitmotivs propres à chaque personnage, sur les personnages eux-mêmes et leurs caractéristiques soit physiques soit psychologiques. On croise ainsi un bras, une patate ou un lapin qui font et défont la Banque Lehman Brothers !

Par tous ces biais judicieusement pensés, Stefano Massini rend cette saga lisible et compréhensible, sans renter dans des détails économico-stratégiques mais en soulignant à maintes reprises à quel point une entreprise construite sur de l’immatériel, en fait la confiance qu’on y met, ou sur du vide, en fait de belles paroles, est vouée fatalement à disparaître. Selon Stefano Massini, l’entreprise Lehman porte en elle, dès son premier essor au début du XX° siècle, les germes et mes prémices de sa propre chute. C’est lors justement de son passage du matériel (en tant que commerçant) à l’immatériel (en tant que banquier, investisseur) que l’entreprise familiale met le doigt dans l’engrenage qui la mènera à sa perte.

Et si on sent bien que Stefano Massioni s’amuse à inventer des situations qui ne peuvent avoir été documentées mais qu’il tire d’une recherche approfondie des caractères de chaque membre du gang Lehman, la narration est tellement aboutie que l’on se dit qu’il a été témoin de tout ce qu’il raconte et que le lecteur est lui-même dans la peau d’un voyageur du temps qui assisterait à toutes les scènes décrites. Pour une histoire qui couvre plus de 100 ans, ce n’est pas une mince affaire…

Et quand bien même on connait l’inévitable fin dramatique de cette histoire, on ne peut être qu’emporté par le génie créatif de ces Lehman qui se sont forgés par leur seule volonté de réussir, sortes de démiurges vivants qui contrôlent tout mais que personne ne contrôle en retour. Tous puissants, ils perdent petit à petit pied avec la réalité. Tant qu’ils jouent avec leur argent, la sortie de route n’est pas évidente. Elle le devient à partir du moment où ils se mettent à jouer avec celui des autres.

Pur et conséquent chef-d’œuvre à recommander vivement !

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