« Le kibboutz n’est pas un village au paysage pastoral, avec ses habitants pittoresques, ses poules et ses arbres de Judée. C’est une œuvre politique, et rares sont les gens de par le monde qui ont vécu, par choix et de leur libre volonté, une telle expérience, la plus ambitieuse qui fut jamais tentée ».
C’est un bien curieux témoignage que publie aujourd’hui Yaël Neeman, romancière et éditrice israélienne qui raconte son enfance et son adolescence au sein d’une atmosphère radicale et utopiste hors du commun. Car Yaël Neeman est née en 1960 dans un kibboutz expérimental, laïque, de gauche, où des gens, pour beaucoup des immigrants venus de Hongrie, tentaient de construire un nouveau monde –et un homme nouveau. Leur groupe de Yehi’am appartenait à l’organisation de l’HaChomer Hatzaïr, mouvement kibboutzique en vogue dans les années 30, bien avant donc la naissance de l’Etat d’Israël, et qui a décliné par la suite. « Nous pensions que les masses se joindraient à nous », se souvient pourtant Yaël Neeman.
Pas de bar-mitsva ni aucune fête religieuse ne sont célébrées à Yehi’am, et la vie quotidienne est organisée selon un collectivisme rigoriste. Ici, les enfants ne dorment pas chez leurs parents. Ils ont le droit de leur rendre visite en début de soirée, mais doivent ensuite rejoindre la cantine puis leur dortoir. Chaussures et vêtements sont mis en commun. Les adultes se partagent les tâches et les responsabilités, s’occupent des enfants à tour de rôle. Ils ont construit leur village de leurs mains, sur une terre aride et à partir de rien. Avec empathie, humour et lucidité, Yaël Neeman se remémore les petits détails et les grands événements de ce monde oublié.
Les passages les plus intéressants sont probablement ceux où elle nous décrit par le menu l’enseignement réservé aux enfants, organisé autour de principes d’autonomie, de respect et de responsabilisation. On n’oblige pas les enfants à étudier telle ou telle matière, mais on les invite à découvrir et expérimenter. On les encourage à apprendre selon de grandes thématiques interdisciplinaires, et aussi à monter des pièces de théâtre, à s’organiser entre eux. La liberté de ces enfants, la créativité et l’ingéniosité qu’ils développent laissent songeur. Ils vivent dans une sorte d’univers autonome en grande partie déconnecté du monde des adultes. Toutefois, comme l’auteur le reconnaît, ils n’étudient pas, au sens scolaire du terme. Ce dont les adultes ne se soucient pas, puisque ces enfants ne sont pas destinés à faire carrière en ville mais à reprendre les rênes du kibboutz, entre travaux des champs et d’entretien.
Peu à peu, Yaël Neeman pointe les incohérences et les injustices, le désarroi de ces enfants et son propre désir d’émancipation, jusqu’ à sa « désertion », son installation à Tel Aviv à l’âge de vingt ans, et fait un bilan de ce qu’elle a gardé aujourd’hui de cette éducation pétrie de beaux principes d’égalité et de fraternité. Surtout, elle décrit l’énorme poids qu’insidieusement ces enfants portaient sur leurs épaules, alors qu’ils étaient, comme le rappelle le titre de son ouvrage, considérés comme l’avenir d’un kibboutz peuplé de gens dévastés par le génocide.
L’auteur retrouve les sensations, étonnements et enthousiasmes de l’enfance, collant au plus juste au déroulement des années, sans juger, ternir ou édulcorer. Et très vite, tout de même, les failles et les contradictions du système apparaissent. Yaël Neeman ne s’en tient pas seulement à ses propres souvenirs. Elle prend soin de retracer l’histoire de la construction du kibboutz, avant sa naissance, et décrit le mouvement de l’HaChomer Hatzaïr dans son ensemble, soulignant l’enthousiasme des premiers pionniers sans cacher leurs échecs. Tel ce groupe de jeunes juifs venus de France, arrivés plein d’espoir et qui repartent amers et déçus quelques temps après, incapables de s’insérer dans une structure de fer qui ne s’est pas adaptée à eux. Pour étayer son propos, l’auteur cite des documents, notamment des extraits du bulletin du kibboutz.
Ainsi, c’est un texte d’une grande richesse que Yaël Neeman a réussi à construire, passant constamment du récit intime à un travail d’historien. Il se dévore comme un roman d’initiation, le cheminement d’une jeune femme vers l’indépendance, et constitue un témoignage précieux sur différentes utopies qui ont traversé le monde au 20ème siècle, et l’Etat d’Israël en construction.