Les Enfants sauvages
Louis NOWRA

Pocket
mars 2014
166 p.  6,50 €
 
 
 
 La rédaction l'a lu

Le mythe de l’enfant sauvage revisité

Qu’est-ce qui sépare et dissocie l’homme de l’animal ? Comment un enfant peut-il subsister des années au milieu d’une forêt? En revisitant l’histoire de « l’enfant sauvage », Louis Nowra, critique australien reconnu, tente de répondre à ces questions. Il situe son récit à la fin du XIXème siècle, au cœur du bush de Tasmanie, à l’époque où les tigres étaient chassés par les fermiers, accusés de massacrer leurs moutons. L’héroïne, Hannah, six ans, vit une enfance heureuse auprès de ses deux parents et de son cochon Sam. Un jour, elle part faire un pique-nique avec sa famille, accompagnée de Becky, sa nouvelle amie. Mais c’est lors de ce moment idyllique qu’elle va perdre ses parents. Une terrible tempête fait chavirer la barque, noyant le couple, épargnant par miracle, les enfants. Seules dans la forêt et livrées à elles-mêmes, les deux fillettes n’ont d’autre choix que de suivre un tigre*. Le mammifère les amène dans sa tanière, auprès d’une femelle qui vient de perdre ses petits, tués par un chasseur. Recueillies par les bêtes, elles comprennent qu’ils sont désormais leur seule chance de survie dans ce milieu délibérément hostile.

Immédiatement, Hannah se sent bien avec les animaux, au contraire de Becky qui lutte de toutes ses forces pour conserver un semblant d’humanité. Mais à son tour, celle-ci finit par s’abandonner à la vie forestière. Elles se déshabillent, abandonnant robes et sous-vêtements, se couvrent de boue, et commencent à se déplacer à quatre pattes, pieds nus. Elles apprennent à chasser le wallaby, et partagent le quotidien des bêtes : elles dorment le jour, et chassent la nuit, bientôt excitées par l’odeur du sang. Peu à peu, elles perdent l’usage du langage, passant du statut d’humain à d’enfants-tigres. Les bêtes les défendent, et elles apprennent à les comprendre et à les aimer, blotties contre leur pelage pour se protéger du froid. Rebaptisés Dave et Corinna, les tigres finissent par les adopter et les considérer comme leurs petites… Elles auraient pu vivre ainsi éternellement si le père de Becky ne les avait pas retrouvées. Elles vont devoir tout réapprendre, et ce retour forcé dans le monde des hommes sera pour ces enfants devenues sauvages, une épreuve au goût pénible et tragique : après quatre ans dans la forêt, elles sont égratignées, couvertes de boue et de bleus, mais les cicatrices les plus vives sont celles de l’absence et du manque. Sans les tigres, Hannah n’a plus personne. Elle est orpheline pour la deuxième fois de son existence.
Dans ce roman déroutant, Louis Nowra donne corps à un mythe, en insérant par petites touches, un merveilleux réalisme. Son écriture ultra visuelle, et ses descriptions crues, sanguinaires, vampiriques, n’épargnent pas le jeune lecteur. La narratrice âgée de soixante-seize ans, raconte son histoire au passé, dans la langue d’une enfant qui n’a pourtant rien perdu de son animalité. Son profond sentiment d’injustice est resté intact, et c’est ce qui fait toute la force de ce récit. Pas une fois, elle ne regrette, pas une fois elle ne salit le bonheur qu’elle a ressenti en vivant avec –et comme- les tigres. Et l’auteur ne se contente pas de la fiction : la voix d’Hannah se fait l’écho de questionnements inévitables -la chasse à la baleine, l’extinction d’une espèce, la cruauté de l’humanité contre la douceur animale…-, qui confèrent à ce conte bouleversant, une dimension morale digne d’un récit pour adultes.
 
* Le tigre de Tasmanie est un mammifère marsupial carnivore de la taille d’un loup, au pelage tigré, appelé aussi « loup de Tasmanie ». Il a disparu en 1936.

partagez cette critique
partage par email