Le léopard ne se déplace pas sans ses taches : Histoires naturelles
Bianca Joubert

Editions Marchand de feuilles
mai 2016
151 p.  23 €
 
 
 
 Les internautes l'ont lu
coup de coeur nuit blanche

Un petit bijou , de belles pistes de réflexions.

C’est grâce au mois « Québec en novembre » que j’ai eu l’envie d’aller à la rencontre de Bianca Joubert qui était l’invitée de la librairie Tulitu à Bruxelles. Second roman qui m’a énormément touchée et émue. Que c’est beau. Le thème est actuel : à la recherche de ses origines, ici, ailleurs, à la rencontre des autres. Se construit-on seul ou aussi à travers les autres, ce sont des questions que je me suis posées à la lecture. C’est terrible, déchirant et magnifique à la fois. « Le léopard ne se déplace pas sans ses taches », un proverbe africain qui nous en dit long sur le sujet : il faut pouvoir accueillir les gens tels qu’ils sont avec leurs qualités et leurs défauts. Quel que soit le mode de transport : métro, train, avion , la narratrice va croiser des personnes, elle va être possédée par leurs rêves, leurs paroles, leurs souvenirs. A la recherche de son identité, ici ou ailleurs, les gens lui parlent, se confient. Elle rencontrera une gitane dans le métro, un africain dans le train qui joue à cache-cache avec le contrôleur, un migrant malien qui après avoir fuit son pays disparaît en fumée dans l’incendie criminel de son squat. Des personnes fuyant le malheur, fuyant les guerres, fuyant les exploiteurs de richesse, ce sont des citoyens du monde comme la narratrice apatride. Des bouts de vie, des bouts d’espoirs, de désespoirs. La misère est partout, l’indifférence aussi. C’est un récit éclaté où de nombreuses voix(voies) sont entendues. Un grand état des lieux de notre planète, une recherche identitaire. C’est un petit roman très dense. Il y a des tensions, des horreurs, des idéaux humanitaires. Je n’ai su quitter le récit la tension étant palpable, un fil conducteur nous relie tous , la nécessité et le besoin de l’autre. C’est tellement bien écrit. Ecriture belle, très poétique. Un véritable coup de coeur. Une plume que je vous invite à découvrir. Les jolies phrases relevées sont nombreuses, je vous invite plus que jamais à les parcourir. Ma note : ♥ Les jolies phrases Pour m’empêcher de disparaître, j’ai passé un fil blanc dans le chas d’une aiguille, et j’ai commencé à coudre ma vie à celle des autres, tranquillement. On ne s’éloigne jamais trop de sa vie ; parfois, on croit la voir de loin, alors qu’on est en plein dedans. Si j’avais à m’inventer une vie, ce serait la mienne. Rien n’est plus vrai que l’instant. L’instant même. Je ne veux pas savoir où va la route. La route va. (Paris) J’aimais y revenir, pour sentir tout le poids de l’histoire et m’en imaginer une liée à toutes ces vieilles pierres, ces révolutions, et au départ de mes ancêtres, qui se sont dirigés vers ce continent sauvage où ils ont tracé leurs sentiers jusqu’à moi, au prix de quelques scalps et de couvertures pleines de variole, unissant leur destinée à des sauvagesses qu’on débaptiserait. C’était désormais ainsi que les fils reliaient les gens, que la vie tissait sa toile et que l’on choisissait celui dont on allait dévorer le coeur. Elle ne peut pas savoir, maman, le prix d’une traversée qui arrache des ongles, fend la peau, éclate les lèvres. Pas sentir l’odeur de la pisse sur le bois pourri. De la mort au soleil, de la soif entourée d’eau. Les sourires devenus gerçures, la beauté changée en rictus. Une chose est sûre, s’il n’y avait pas d’amour, il n’y aurait plus d’humains. Du village d’Amadi partaient énormément de clandestins qui n’arrivaient pas toujours quelque part, et ses filets ne parvenaient pas à les retenir. En fait, ils n’étaient pas clandestins lorsqu’ils partaient, mais lorsqu’ils arrivaient à destination, là où on ne les attendait pas. Ceux dont on ne retrouvait pas les corps étaient peut-être sur des îles enchantées, où des femmes à nageoires les retenaient avec une douceur infinie pour l’éternité. Ecrire du ciel ne permet pas d’apaiser le monde. Mais le voir dans son ensemble permet d’en raccommoder des petits bouts. Je suis la somme de ce que m’ont transmis mes aïeux qui voyageaient en canots d’écorce, de ceux qui ont pris de grands bateaux pour aller voir ce qui se tramait dans le nouveau monde et des autres, qu’on a amenés de force sur les mêmes grands bateaux. Á la fin, ne reste que le poids de l’âme, quelques milligrammes qui résident dans le coeur. On n’est prisonnier que de la routine. De ce que l’on s’impose. On est prisonnier de la fuite aussi, d’une certaine manière. On se condamne à toujours recommencer. Ce n’était pas une histoire d’amour. C’était une histoire de guerre. Il me racontait, parce que mes oreilles n’étaient pas fermées à l’horreur. Si elle était présente depuis le début de l’humanité, il y avait bien une raison ? C’était fou de penser ça, mais j’en venais à croire que l’homme ne dompterait pas le monstre en lui avant une sorte d’apocalypse. Les hommes ne pensent qu’à ça, leur plaisir. La liberté des autres leur importe peu, quand ils sont du bon côté de la cage. L’homme est notre plus grand prédateur parce que lui seul pense à exterminer. Chez lui, c’est toujours la faute des autres. Les étrangers ont toujours tort. Ceux qui ne sont pas comme eux. L’ennui c’est la mort. Le rêve, c’est ce qui nous sauve. Au paradis, il n’y a pas d’hommes. Sinon ce serait l’enfer. Mais si on laisse les araignées tisser leurs toiles, après, c’est nous qui risquons d’être pris dedans. Je suis partie depuis un siècle. Mes ancêtres ne faisaient que ça, partir. Notre monde existait bien avant les cartes. Les cartes géographiques ne comportent plus de terre incognita, l’homme a marché partout, même sur la Lune. L’expression « là où finissent les cartes » n’a plus de sens. Dans cette maison, à chacune de mes respirations entraient les brises du passé, chargées de l’espoir naïf d’autrefois : tout ira bien, la vie sera merveilleuse, il suffit de partir et de se diriger vers un ailleurs lointain pour trouver … autre chose. Migrants. Un terme qu’on a trouvé pour parler de ceux qui bougent. Ceux qui se déplacent à cause de la guerre, du climat, des catastrophes. De l’économie. Un terme qu’on utilise pour ne pas dire réfugiés. Parce que les réfugiés, on est obligés de les accueillir. Ceux qui vendent des armes d’une main stoppent ceux qui fuient les tirs de l’autre.

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