Je n’avais pas cédé, lors de sa parution, à la pression quasi unanime des critiques qui faisaient du Royaume d’Emmanuel Carrère le livre qu’il fallait absolument lire. Mais le voici en poche et tant d’amis au jugement desquels je tiens me l’ont recommandé que mes résistances ont craqué. Le livre de Carrère est sacrément (le terme s’impose, mais j’aurais pu dire aussi « diablement ») intelligent. Au cas d’ailleurs où on ne l’aurait pas remarqué, Carrère ne cesse de répéter combien il est, lui-même, intelligent, combien son intelligence se plaît à brouiller les pistes, à écarter d’une pirouette les reproches qu’on lui pourrait faire. Voyons cela de près. Carrère nous relate sa « crise de foi ». Avec tous les étonnements, toutes les coquetteries imaginables. Pendant quelques années, il a traîné cette étrange maladie, il a joué les « convertis » avec beaucoup de conviction ; on peut même dire qu’il en rajoute, avec un emploi du temps digne d’un bénédictin, il lit, il commente ce qu’il vient de lire, il commente ses commentaires, il prie, il va à la messe, il écrit ses prières, il note la moindre de ses émotions. Mystique appliqué. Premier de la classe qui veut se faire remarquer du Maître. Oui, je sais, il est difficile de juger de l’authenticité de la foi d’autrui. « Je Lui demande de m’apprendre à Le connaître davantage. Je Lui dis que je veux faire Sa volonté et que si elle va à l’opposé de la mienne, c’est très bien. Je sais que c’est ainsi qu’Il s’y prend pour former ceux qu’Il s’est choisis. » Tout cela est parfaitement orthodoxe, jusqu’aux majuscules. Mais, quand même, l’orgueil de l’élu, l’orgueil d’avoir été choisi, n’est-ce pas là le piège par excellence ? Carrère reste étonnamment centré sur lui-même. Avant et après la conversion, cela ne change pas énormément. La nécessité du passage du Je au Nous, de la relation duelle entre Moi et Dieu à la relation trine entre Moi, les Autres, Dieu, qui est centrale dans le christianisme ne semble pas l’effleurer. Par où l’on pourrait comprendre son obsession pour l’auto-érotisme, dans ce livre comme dans les autres. Quand il est confronté à autrui et à sa souffrance, son côté Bon Samaritain est carrément en panne. Cela donne des pages extrêmement drôles : il lui faut renvoyer la « nounou » que le Ciel semble lui avoir envoyée pour garder ses enfants parce qu’elle est incompétente, la mettre à la porte, c’est-à -dire à la rue et, du même coup, se heurter aux limites qu’il lui faut bien opposer à la volonté divine. Et voilà que « ça » lui passe comme « ça » lui était venu. Le problème du mal lui tombe dessus. Il aurait pu y penser plus tôt et y réfléchir comme il sait si bien le faire. Mais, non. C’est fini. Nous sommes à la page 138. Il y en a encore presque 500. Au cours desquelles il faut l’accompagner dans sa lecture de Paul, puis dans celle de Luc. Il n’aime guère le premier, il préfère le second. Libre à lui. Il essaie de voir comment a pu se transmettre et se transformer ce qui constitue le coeur du christianisme. Il y a, sur ce sujet, plein de bons bouquins, écrits par des spécialistes. Carrère est certainement convaincu de faire mieux qu’eux, d’être plus subtile, plus intelligent.Il a, sur des points demeurés obscurs, ses petites hypothèses dont il est très satisfait Je ne partage pas son point de vue et trouve ses analyses longuettes et parfois indigestes. Il y traîne des rapprochements assez nauséeux entre christianisme et totalitarisme – il a dû prendre cette idée à « [son] ami Luc Ferry. » Tout cela ne m’a pas paru nécessaire et ne pas valoir le déplacement.