Montaillou, village occitan de 1294 à 1324
Emmanuel Le Roy Ladurie

Gallimard
folio histoire
octobre 1985
640 p.
ebook avec DRM 9,99 €
 
 
 
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coup de coeur

Si proches et à la fois si lointain

L’Histoire est pleine de millions d’anonymes qui ont vécu puis se sont éteints en ne laissant aucune trace de leur passage sur terre ou si peu de choses. Et pourtant chacun a eu sa vie plus ou moins belle faite de bonheurs et de déceptions. Cependant, à quelques siècles de distance des rencontres improbables peuvent survenir. Il en a été ainsi avec Alain Corbin et Louis-François Pinagot : l’humble sabotier de l’Orne, Louis-François, voué à l’oubli après une vie simple, mais ressuscité par le grand historien. Louis-François vivait au 19° siècle, une époque pas si éloignée de celle d’Alain Corbin : les registres étaient tenus, les temps modernes et la recherche plus aisée. Pour Pierre Maury, le berger occitan vivant au début du 14° siècle, dans un petit village de l’Ariège, Montaillou, le pari était moins aisé. A cette époque, l’Occitanie était travaillée par le catharisme, et l’église catholique considérait ce mouvement religieux comme une hérésie. L’inquisiteur Jacques Fournier, évêque de Pamiers, futur pape Benoit XII est chargé de dénicher à Montaillou, l’esprit hétérodoxe. Cet ecclésiastique se révèlera un homme méticuleux, zélé mais pas fanatique, pointilleux, intelligent. Il fera tout noter dans des registres qui seront préservés jusqu’à nos jours. Six siècles plus tard, l’historien Emmanuel Leroy-Ladurie les décortiquera et mettra en lumière les vies très intimes des habitants du petit village montagnard. Et Pierre Maury ressortira de l’ombre, 600 ans après sa disparition. Pierre Maury, le berger mais également tout un monde qui renaît sous nos yeux : nous entrons dans leur intimité, connaissons leurs rêves, leurs pensées, leurs désirs, leurs interrogations et leurs angoisses, leur façon de vivre, leurs gestes quotidiens, à la fois si proches et si lointains de nous. « Le surnommé Guillot est un bâtard du curé de Mérens » « Le berger de grande transhumance, Pierre Maury change de maître plus souvent que de chemise (liberté)». « Le curé Pierre Clergue se fait épouiller par ses maîtresses, telles Béatrice de Planissoles et Raymonde Guilhou ». « Permets-moi, me dit-il, de te connaître charnellement. (De Pierre Clergue à Grazide Rives) « Dieu aime que l’homme jouisse » « Alicia et Serena étaient seigneuresses de Châteauverdun. L’une de ces deux dames avait un enfant au berceau ; et elle voulut le voir avant de s’en aller (elle partait rejoindre les hérétiques) ; le voyant, elle l’embrassa ; alors l’enfant se mit à rire ; comme elle avait commencé de sortir un petit peu de la pièce où était couché l’enfant, elle revint de nouveau vers lui ; l’enfant recommença à rire ; et ainsi de suite, à plusieurs reprises. De sorte qu’elle ne pouvait parvenir à se séparer de l’enfant. Ce que voyant, elle dit à sa servante : – Emmenez-le. Ainsi elle put à son tour s’éloigner… S’éloigner pour le voyage au bout de la nuit, qui devait porter jusqu’au bûcher cette jeune mère aimante. » « Esclarmonde tombe gravement malade. Elle revient donc, comme il se doit, pour y mourir, dans le domus de son père. » « Guillaume Bélibaste, Parfait, se lève six fois par nuit, en caleçon, pour se livrer à des oraisons jaculatoires ; ses voisins de lit, dans telle auberge surpeuplée, le font donc se coucher au bord de la paillasse, afin qu’il ne les réveille pas quand il quitte sa couche pour se mettre à genoux. » « Guillaume Authié, au bord de l’Ariège, tenait un caillou entre ses mains ; il paria un pâté de poisson, avec un camarade : -Tu ne réussiras pas à jeter ce caillou dans la rivière, lui dit-il. Pari fait. Guillaume jette sa pierre dans l’eau ; il empêche donc son camarade d’en faire autant ; du coup, il gagne son pari et son pâté. A l’issue de ce récit, les auditeurs sont pliés en deux ». Le 7 mars 1741, mon ancêtre Jean meurt à Coucouron, en Haute-Ardèche à l’âge d’ « à peu près » 80 ans. Né le 15 janvier 1661, il avait disparu complètement de la mémoire familiale, le temps favorisant l’oubli. La rencontre entre Jean et moi, se fera grâce aux documents, aux archives, de la même façon qu’elle a eue lieu entre Louis-François Pinagot et Alain Corbin, ou entre le petit peuple de Montaillou et Emmanuel Leroy-Ladurie. Les archives ont cependant leurs limites ; Jean meurt le même jour que son frère Pierre, né le 22 mai 1658. Pour quelle raison ces deux frères sont-ils morts le même jour ? Les documents ne le disent pas ; ils avaient échappé aux deux grandes famines de 1693-1694 et de 1709, ils meurent octogénaires ; les deux gaillards devaient donc être robustes. Alors quoi ? Nouvelle famine, incendie, meurtre, épidémie ?

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