« Elle avait entraîné Ilan près du berceau où Ofer dormait, les poings crispés, se rappelle Ora. « Et voilà mon chéri, un autre soldat pour Tsahal ! » s’était-elle exclamée. »D’ici qu’Ofer grandisse, le pays sera en paix ! » s’était empressé de répondre Ilan, comme il se devait. Qui avait raison ? se demande-t-elle.«
En 1967, Ora rencontre Avram et Ilan, dans un hôpital israélien, alors qu’ils sont tous adolescents. Trente ans plus tard, ils sont toujours proches, même si la vie les a grandement fait valser. Aujourd’hui, Ora a conduit son fils cadet, Ofer, à la guerre. Après ses trois années de service militaire obligatoire, il a choisi de se porter volontaire pour une mission dangereuse. Mue par une pensée magique impérieuse, elle part pour la randonnée qu’elle avait à l’origine prévue de faire avec lui à travers la Galilée, et elle emmène (de force) Avram : tant qu’elle ne sera pas joignable, pas là pour recevoir la mauvaise nouvelle, son fils ne mourra pas. Au fil des jours, elle entreprend de le raconter à Avram, de le maintenir sauf par le pouvoir de leurs pensées et de ses mots…
Un Grand Roman, peut-être le meilleur de ceux que j’ai lus en 2011. En parler est tâche ardue tant il est riche, signifiant (et pourtant limpide) et surtout tant il pose de questions, sur des sujets absolument impossibles à évoquer brièvement (et que je n’évoquerai donc pas).
Ce que je veux en dire tient au fond en deux éléments majeurs : il est impossible à lâcher (Paul Auster dit en praise « J’ai dévoré ce long roman dans une sorte de transe fiévreuse », c’est exactement ça) et il ne cesse d’évoquer, en parlant de choses très concrètes voire même triviales parfois, la grandeur.
Je suis passée par plusieurs états tout au long de ma lecture, éprouvant d’abord peu de sympathie pour les protagonistes. Avram n’est jamais parvenu à me faire surmonter mon impression première (pourtant, son « divorce par saut d’un arbre » m’a impressionnée, et j’ai compati sincèrement à la période égyptienne), Ilam m’a conquise en offrant le langage à Adam, et Ora m’a tout simplement bouleversée. C’est incroyable que David Grossman soit un homme et ait une telle justesse dans le portrait qu’il dresse d’une femme : Ora est une femme, voilà , c’est tout (et je prononce ce « tout » les bras grands ouverts et dressés mentalement), elle a tort et elle a raison, elle exagère et elle n’ose pas, elle pardonne et elle condamne, elle danse, fragile et si forte, sur une corde impalpable qui n’a pas besoin d’être rouge pour prendre un sens. En étant femme, donc, presque une incarnation de « la » femme, elle est aussi adolescente, jeune mariée, vieille mariée, épouse rejetée, épouse comblée, maîtresse, et mère. Maman. La mère.
Je n’ai craqué qu’une fois, pour deux petites larmes uniques, qui ont glissé discrètement sur mes joues tandis que ma voix se cassait sur la dernière phrase « Et au fil des semaines, l’un a sauvé l’autre, ne me demande pas comment » (p. 476), alors que je venais de lire les sept pages précédentes à haute voix à un auditoire attentif. C’est tellement… fort, ce moment entre deux frères. C’est tellement… imparable, la construction littéraire de cette scène. C’est tellement… la vie. La place d’une mère. Ce qu’elle a construit. La façon dont sa famille existe par elle, mais sans elle, ses fils sont au monde, ils sont capables d’y faire leur place sans qu’elle intervienne, mais parce qu’elle a créé cette possibilité.
« Ce n’est pas tragique ni très original, tu sais. Ni insurmontable non plus. Le monde est une photo très floue. Je peux vivre avec. Et toi ?«
Prix Médicis Étranger 2011, plus que mérité.
« Personne au monde ne peut comprendre ce qui arrive, songea Ora, seulement nous deux. Et c’est la preuve que nous avons raison.«